Le christianisme regorge de poésie. Les grands moments évangéliques sont habités par une intensité ramassée qui émeut et bouleverse les cœurs. L’Annonciation, la Nativité, Jésus dans la tempête, le Christ en croix, la résurrection, par la parole, nous saisissent et nous changent.
«Au fond, dit le poète agnostique Jean-Pierre Siméon dans un entretien avec le magazine Pèlerin (numéro 7116, 2019), dans ce Jésus aux pieds nus, qui va à la mort, il y a quelque chose de la posture du poète. Une fragilité, une façon d’être sensible à l’immense douleur humaine, et en même temps de porter un espoir. Jésus est homme comme nous devrions tous l’être. Au plus près de l’amour de l’humain.»
Le christianisme cherche à dire l’indicible, c’est-à-dire ce que saint Paul tente de résumer en parlant de «cette prédication apparemment folle de la croix» (1, Cor. 1, 21-25), et la poésie, parce qu’elle tente «l’impossible dans la parole pour qu’elle soit enfin autre chose que la fade réduplication de l’évidence», selon la formule de Siméon dans Petit éloge de la poésie (Folio, 2021), est peut-être son plus précieux recours.
La symbolique du christianisme est toutefois si puissante en elle-même qu’elle ne se laisse pas manier par le premier venu. Pour être à la hauteur d’un tel univers, d’un tel message, le poète doit se l’approprier en lui imprimant sa singularité; il faut préserver la force du message, tout en lui donnant un élan nouveau, personnel et transmissible. Le bon poète chrétien ne répète pas la parole première; par son originalité, il lui donne une nouvelle fraîcheur, il fait entendre la foi en acte d’une voix inédite.
Liberté et simplicité
Six de ces poètes du 20e siècle — Charles Péguy, Paul Claudel, Francis Jammes, Marie Noël, Patrice de La Tour du Pin et Jean Grosjean — sont réunis dans Le sommet de la route et l’ombre de la croix (Poésie/Gallimard, 2021), la précieuse anthologie présentée par le poète Jean-Pierre Lemaire. Dans son introduction, ce dernier avance une thèse intéressante. L’œuvre des six poètes choisis, écrit-il, «porte de manière évidente l’empreinte de la foi chrétienne», une caractéristique nettement plus rare au siècle précédent. Pour Lemaire, ce phénomène — la présence plus forte de poètes chrétiens au 20e siècle qu’au 19e — s’explique en partie par l’évolution sociale du rôle de l’Église.
«L’appartenance à l’Église, note-t-il, qui a de moins en moins joué le rôle de garant d’un certain ordre social, se conciliait plus facilement avec l’affirmation de la liberté du poète, de sa subjectivité créatrice, conquête irréversible du romantisme.»
C’est clair: on n’écrit pas de bonne poésie, chrétienne y incluse, en service commandé.
Paul Claudel, Patrice de La Tour du Pin et Jean Grosjean sont certes de grands poètes, mais le relatif hermétisme de leurs vers (ou de leur prose, dans le cas de Grosjean) me laisse en rade. Je partage l’opinion de Siméon selon laquelle «lire un poème, c’est accepter d’être dépassé, admettre que ne pas comprendre tout tout de suite n’est pas un échec mais une chance». Plus tard, peut-être, me dis-je, comprendrai-je le mystère que sont pour moi ces poètes. Pour l’heure, toutefois, la simplicité des autres me parle plus directement à l’oreille.
Le poème de Péguy (1873-1914) sur l’espérance, extrait du Porche du mystère de la deuxième vertu (1911), me redit que cette «petite fille de rien du tout» relève du miracle quotidien. Péguy fait parler Dieu. La charité des humains n’étonne pas ce dernier. «Ces pauvres créatures sont si malheureuses qu’à moins d’avoir un cœur de pierre, comment n’auraient-elles point charité les unes des autres», dit Dieu. L’espérance, cependant, «qui est venue au monde le jour de Noël de l’année dernière», surprend même le créateur. «Que ces pauvres enfants voient comme tout ça se passe et qu’ils croient que demain ça ira mieux» lui fait constater la «force incroyable» de la grâce. Il faut un poète de la trempe de Péguy pour dénicher l’étonnement de Dieu dans les replis de l’espérance humaine et pour montrer que celui que l’on dit tout-puissant est un ami sensible qui écoute quand on lui parle.
Prier avec Francis Jammes
Le modeste et délicat Francis Jammes (1868-1938), dans de prenantes prières, entretient justement un dialogue ouvert avec Dieu. Ceux qui, comme moi, ne savent pas trop comment prier trouvent en Jammes un précieux porte-parole. Dans sa Prière pour avouer son ignorance, le poète implore son interlocuteur de le rendre plus humble:
Oh! rendez-moi pareil aux moutons monotones
qui passent, humblement, des tristesses d’Automne
aux fêtes du Printemps qui verdissent les haies.
Faites qu’en écrivant mon orgueil disparaisse:
que je me dise, enfin, que mon âme est l’écho
des voix du monde entier et que mon tendre père
m’apprenait patiemment des règles de grammaire.
Frère des animaux les plus modestes — l’âne figure au centre de son œuvre —, Jammes pleure la mort de son chien et demande à Dieu le bonheur de retrouver son ami au ciel:
Ô serviteur: Que tu me sois d’un grand exemple,
Ô toi qui m’as aimé ainsi qu’un saint son Dieu!
Le mystère de ton obscure intelligence
vit dans un paradis innocent et joyeux.Ah! faites, mon Dieu, si Vous me donnez la grâce
de Vous voir face à Face aux jours d’Éternité,
faites qu’un pauvre chien contemple face à face
celui qui fut son dieu parmi l’humanité.
La poésie de Jammes, notamment dans son déchirant Rosaire, mis en musique par Brassens, est l’incarnation la plus juste et la plus émouvante de l’esprit de pauvreté évangélique:
Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
tandis que des enfants s’amusent au parterre;
et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
son aile tout à coup s’ensanglante et descend;
par la soif et la faim et le délire ardent;
Je vous salue, Marie.
Quand je cherche les mots de ma prière, je vais chez Jammes.
Et avec Marie Noël
J’irai aussi, dorénavant, chez Marie Noël (1883-1967), que je découvre grâce à cette anthologie. À Prime, c’est-à-dire au matin, elle écrit:
Père, porte mon âme en son insouciance
Jusqu’où tu veux et qu’elle dorme dans ta main
Sans demander le sens et le but du chemin.
La poésie de Marie Noël, comme celle de Jammes, opère dans la plus grande simplicité et chante avec délicatesse la confiance en Dieu sans faire l’impasse sur les épreuves. Dans sa Berceuse de la Mère-Dieu, la poète prend la place de Marie pour évoquer la grâce et le drame de l’Incarnation. Le passage du vouvoiement, pour Dieu, au tutoiement, pour Jésus, témoigne de l’intimité de l’humanité avec Dieu quand celui-ci se fait homme:
De chair, ô mon Dieu, Vous n’aviez pas
Pour rompre avec eux le pain du repas…
Ta chair au printemps de moi façonnée,
Ô mon fils, c’est moi qui te l’ai donnée.De mort, ô mon Dieu, Vous n’en aviez pas
Pour sauver le monde… Ô douleur ! là-bas,
Ta mort d’homme, un soir, noire, abandonnée,
Mon petit, c’est moi qui te l’ai donnée.
La poésie, écrit Jean-Pierre Siméon, nous amène dans la profondeur négligée du réel, dans ce que le poète Henri Michaux nommait un «lointain intérieur», c’est-à-dire «un ailleurs dans l’ici», précise Siméon. Pour un croyant, c’est une belle définition de la foi, je trouve.