Aussi bien dans la littérature de fiction que dans l’univers des essais, les contacts avec la tradition religieuse chrétienne sont rares, presque toujours tangentiels et, en raison de l’histoire du Québec, critiques et connotés de manière négative. Aussi, cet ouvrage, Pour la suite de l’humanité. Une lecture agnostique des vertus théologales (Éditions Carte Blanche, 2023), d’un docteur en théologie affichant et développant une posture agnostique, fait-il figure d’OVNI dans le paysage littéraire, et sa publication chez Carte Blanche soulève l’hypothèse que son manuscrit n’aurait pas trouvé grâce chez les éditeurs conventionnels.
La surprise est double. Manifestement, la tradition chrétienne représente selon l’auteur une richesse non seulement pour les croyants, mais aussi pour la culture et la société, jusque dans sa dimension politique. Roger Boisvert étonne en affichant son agnosticisme. Pour lui, la posture agnostique est la seule possible quand il s’agit de cette dimension du réel qu’il appelle le mystère. Elle renvoie dos à dos l’athée et le croyant, c’est-à-dire ceux qui, par des voies différentes, voire opposées, affirment « savoir » avec certitude. Pour lui, au contraire, l’esprit humain ne peut que se tenir dans la non-connaissance du caractère ultime de ce qui transcende la réalité perceptible et mesurable. On songe à la tradition apophatique des mystiques des différentes approches religieuses du mystère.
Nouvelle surprise : l’auteur place au cœur de sa réflexion la triade chrétienne des vertus théologales que sont la foi, l’espérance et la charité, une triade qui apparaît dès les premiers écrits chrétiens vers le milieu du 1er siècle (lettres de Paul de Tarse). Son ouvrage déploie une impressionnante relecture areligieuse de ces attitudes fondamentales qu’il qualifie de « dynamismes génératifs » et considère universels. La foi devient ainsi l’attitude critique qui épouse la démarche scientifique, l’espérance constitue le moteur de l’agir en faveur d’un avenir meilleur et l’amour constitue à la fois le cœur des relations entre les humains et le ciment de la société.
Science et pensée personnelle
En fil de chaîne de l’ouvrage tissé serré revient le rapport que chacun entretient avec soi, avec les autres, avec la nature et avec le mystère, et en fil de trame, sur horizon de crise climatique, la science et le capitalisme. Pour Boisvert, le développement de la pensée personnelle et l’activité éducative et politique trouvent dans la science leur seul fondement solide. Il martèle inlassablement que l’humanité doit se libérer du capitalisme dont la logique interne, celle de la croissance sans fin et de la recherche du profit, s’oppose de toutes ses forces aux affirmations des scientifiques, comme l’illustrent les résistances des entreprises et des gouvernements qu’elles tiennent à leur merci, à entrer résolument dans la lutte pourtant impérieuse contre les changements climatiques et autres menaces à l’intégrité de l’environnement.
Capitalisme et péché originel
Stimulé par la lecture de ces pages précédées d’une longue et élogieuse préface du philosophe Thomas de Koninck, j’ai souvent été tantôt éclairé, tantôt déplacé par les questions soulevées, toujours stimulé. Je me suis demandé par exemple, si le capitalisme ne jouerait pas dans la pensée de l’auteur le rôle que jouait le péché originel dans une certaine tradition chrétienne. Et à réduire l’analyse au binôme science / capitalisme, ne laisse-t-il pas dans l’ombre de larges pans du réel pourtant incontournables pour « la suite de l’humanité », comme la dimension poétique et esthétique (« La beauté sauvera le monde »). Et pourquoi pas l’expérience religieuse elle-même?
Cela dit, il reste qu’en raison de sa grande cohérence interne et de sa réhabilitation des trois attitudes fondamentales qui ont été le moteur de deux mille ans de pensée et d’agir chrétiens, cet ouvrage qui sort des sentiers battus mérite largement d’être connu et d’entrer dans la conversation intellectuelle à la recherche de pistes praticables pour la suite de l’humanité.
Paul-André Giguère (Québec)
L’auteur de cette critique est un théologien.