Je n’ai rien d’un mystique. Le mysticisme, même, m’inquiète. Ma pente me porte à l’associer au délire. «Je suis fermé à la mystique tout autant qu’à la musique», écrivait Freud à son ami Romain Rolland, en 1929. Je ne pourrais en dire autant. La musique me touche, m’émeut, me transporte et est au cœur de ma vie. Dans mes rapports avec la mystique, toutefois, je suis freudien. Les états modifiés de conscience me mettent mal à l’aise. Là où certains voient une porte ouverte sur le mystère, j’appréhende la folie.
L’écrivain et professeur de philosophie Yves Vaillancourt, de toute évidence, n’est pas fou. Il affirme pourtant avoir vécu des expériences mystiques, qu’il raconte dans Sur le sentiment océanique (PUL, 2018, 60 pages), un livre qui tient à la fois du journal personnel et de l’essai philosophique. Sans me convaincre, son témoignage et ses réflexions me captivent.
Le concept de sentiment océanique qui sert de titre à l’ouvrage provient d’une lettre de l’écrivain Romain Rolland à Freud. Il s’inspirerait autant de Spinoza – «nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels», écrit-il dans l’Éthique – que de la mystique indienne. Vaillancourt, qui reprend aussi ce qu’en dit André Comte-Sponville dans L’esprit de l’athéisme (Albin Michel, 2006), le définit simplement. «Ce serait, explique-t-il, l’expérience rare, fulgurante et généralement brève d’être Un avec le Tout. Comme si les frontières entre le Moi et le monde s’évanouissaient au profit d’un sentiment d’unité, de compréhension et de conscience élargie. L’universalité, mais à l’échelle du cosmos.»
Comte-Sponville, dans L’esprit de l’athéisme, raconte une telle expérience, vécue alors qu’il était dans la vingtaine. Il marche en forêt, le soir, avec des amis, et, soudain, l’illumination surgit. «Quoi? Rien: Tout! écrit-il. Pas de discours. Pas de sens. Pas d’interrogations. Juste une surprise. Juste une évidence. Juste un bonheur qui semblait infini. Juste une paix qui semblait éternelle.» Comme une sorte d’accès momentané, total et sublime à l’ataraxie – la tranquillité de l’âme – des stoïciens.
Trois fois dans l’océan
Les trois moments mystiques de Vaillancourt sont habités par des émotions différentes de celles de Comte-Sponville. Prudent, l’écrivain reconnaît, en citant Gorgias, que, «si d’aventure il est possible de connaître l’Un, cette connaissance n’est guère communicable à autrui». Il raconte donc ses expériences avec modestie, non pour fournir une méthode, mais pour dire «qu’une chose telle que cela peut se produire, s’est produite, et que cela nous permet de croire que pour chacun de nous existe une porte sur l’océanique qui peut s’ouvrir».
À 22 ans, dans une caverne sur une plage du Portugal, Vaillancourt vit une expérience érotique avec une magnifique Australienne, avant de se lancer dans la mer. Il évoque «un sentiment d’exultation et de confiance illimitées, comme si le monde et moi ne faisions qu’un, et que j’avais des ailes autant pour m’y fondre que pour m’y envoler».
À 25 ans, au Centre Pompidou, à Paris, en écoutant la Passion selon saint Matthieu de Bach, Vaillancourt éclate soudain «en une cascade de pleurs muets» et ressent la chose comme «une délivrance». À 27 ans, en 1988, à Baie-Comeau, chez ses parents, après une journée de travail à l’aluminerie, il écoute encore Bach – la Messe en si mineur, cette fois –, pense avec sollicitude à une copine qu’il a dû laisser quelques années auparavant pour aller étudier à Paris, et le «torrent de larmes» revient. «Comme si, se souvient-il, à partir de mon sentiment minuscule à moi, j’avais atteint un océan d’amour illimité. Et mes larmes étaient véritablement consolatrices, car tout cela était une réserve de l’Être, une dimension du monde et de la vie.»
Alors que l’expérience du sentiment océanique mène Comte-Sponville à une sorte de repos de l’âme, elle entraîne Vaillancourt vers un «trop-plein d’exultation vitale» (première expérience) et vers une «mansuétude à l’échelle cosmique» (troisième expérience), vécus dans un corps soudain «léger, souple, ascensionnel».
L’expérience de la nostalgie
Freud, lui, garde la tête froide devant le témoignage mystique de son ami Rolland. Dans Le malaise dans la culture, en 1930, il propose son interprétation du sentiment océanique. «Il le traite, résume Vaillancourt, comme une régression vers un état psychique infantile», vers ce moment où «la psyché infantile ne différencie pas le Moi du reste, notamment du sein maternel». Pour Freud, l’enfant arrive un jour à prendre conscience que le dehors existe, qu’il ne se confond pas avec le Moi, et accède ainsi au principe de réalité. En ce sens, les expériences de sentiment océanique relèveraient d’une régression vers un «narcissisme illimité». Il est pourtant évident, me semble-t-il, que les récits de Comte-Sponville et de Vaillancourt ne débouchent pas sur une apologie du narcissisme.
Que penser de tout cela, quand on est, comme moi, étranger à de telles illuminations? J’ai beau chercher dans mon passé, je ne trouve pas de moments pendant lesquels j’aurais été noyé dans l’illimité. J’ai déjà, c’est vrai, ressenti fortement l’émotion soudaine d’être en adéquation avec le monde. Un soir d’été, au festival de musique trad Mémoire et racines, à Saint-Charles-Borromée, après une couple de bières, je me suis senti pleinement dans le flot pendant que le groupe Le Vent du Nord interprétait sur scène une turlutte endiablée. Je me suis alors dit: «C’est beau, la vie.» J’exultais, donc, mais consciemment.
Une autre fois, par un magnifique matin d’été, je roule en voiture dans le 1er rang, à Saint-Gabriel-de-Brandon. Je m’en vais retrouver ma femme au chalet. J’écoute Ici Musique. Tout va bien. Soudain, Frida Boccara entonne Cent mille chansons, et l’émotion me submerge, une émotion qui mêle joie d’exister et puissante nostalgie. J’arrêterai, en chemin, dans la cour de mon école primaire parce que je m’y sens entraîné, mais, rendu là, l’émotion s’est déjà affadie.
Dans son livre, Vaillancourt évoque la thèse de Platon qui postule un manque irréductible au cœur de l’homme. «Habituellement, note l’écrivain, notre déficit, pour ainsi le nommer, nous pousse à la nostalgie quand nous traversons fugitivement ces lieux respirant la plénitude et vers lesquels nous tendons, mais sans les atteindre. C’est l’une des sources du romantisme.» Voilà, je suis, au sens philosophie du terme, un platonicien romantique, quand j’écoute, par exemple, la Cantate du veilleur de Bach, interprétée par Alessio Bax.
Le mystique comble le manque, quand le sentiment océanique le submerge. Le platonicien romantique visite ce manque et fait de la nostalgie qui l’envahit alors une occasion de méditation à la fois douloureuse et sublime. Ce nostalgique, au fond, demeure un rationaliste, même malgré lui.
Routine du sens
Je ne porte pas de jugement sur la mystique du sentiment océanique telle qu’expérimentée par Rolland, Comte-Sponville et Vaillancourt. Voilà des penseurs intelligents et sérieux, peu soupçonnables d’ésotérisme délirant. Je constate, simplement, que le mysticisme dont ils se réclament me reste étranger et, plus encore, qu’il ne me manque pas.
Dans ma vie, je ne cours pas après les expériences extrêmes ou limites pour me sentir vivant ou pour donner du sens à mon existence. Je fuis, même, ces expériences, qui me semblent avoir un caractère factice. Je table plutôt sur ce qui dure, sur la constance, sur ce qui est là sans disparaître. Je ne veux pas, aujourd’hui, grimper le Kilimandjaro et, demain, retomber dans l’insignifiance en attendant ma prochaine exaltation. Je veux, tous les jours, vivre avec du sens. Je veux faire du sens ma routine.
Mon rapport au mystère du monde emprunte la même logique. Je crois, grâce à Jésus, que Dieu existe et qu’il m’aime, mais je ne l’ai jamais rencontré en personne. Je ne cherche pas une illumination dont je pourrais ensuite me souvenir. Je veux, chaque jour, être habité par une foi raisonnable, pleine de doute, qui m’aide à mieux vivre et parfois me console. Cette foi m’a été transmise par une culture, et c’est dans cette culture que je l’entretiens. Ce n’est pas mystique, ce n’est pas spectaculaire, mais c’est un socle qui ne se dérobe pas et qui m’accompagne en permanence.
La foi au Christ recèle certes du mystère, mais elle reste communicable. J’ai entendu la Bonne Nouvelle de la bouche de mes semblables. Je ne l’ai pas reçue dans une bouleversante épiphanie. Des croyants qui m’ont précédé me l’ont communiquée. Ce n’est donc pas une affaire entre moi et les arcanes du cosmos; c’est une affaire entre nous tous, une culture, un héritage qu’il nous appartient, ensuite, de faire entendre à notre tour et de mettre en œuvre entre nous.
Comte-Sponville affirme, dans L’esprit de l’athéisme, que «ces expériences, même exceptionnelles, ont modifié [sa] vie quotidienne, et l’ont rendue plus heureuse (les bons jours) ou moins lourde». Vaillancourt suggère la même chose. Tant mieux pour eux, mais, moi, je n’en ai pas besoin.
Une vague illumination, qui me donne de sublimes émotions? Qu’en ferais-je, sinon la raconter en me rappelant que c’était formidable? Le sens, pour moi, n’est pas un souvenir marquant. C’est une expérience culturelle quotidienne. Si l’Esprit saint y est pour quelque chose, je l’en remercie.
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