Au Québec comme ailleurs en Occident, le christianisme ne vit pas ses meilleurs moments. Sur le plan institutionnel, de multiples scandales l’ont entaché. Sur le plan des idées, la situation n’est pas rose non plus: entre des conservateurs passionnément attachés à des rites et à des règles déphasés et des déserteurs réfugiés dans la colère ou l’indifférence, les chrétiens raisonnables, qui s’arc-boutent sur le message évangélique pour mieux vivre dans le monde actuel qu’ils aiment et contestent tout à la fois, ont de plus en plus l’impression de parler tout seuls, dans le vide.
«Le christianisme a-t-il encore un mot à dire? Peut-il s’inviter dans la conversation du monde et y porter une proposition d’espérance?», demandent la journaliste Christine Pedotti et la bibliste Anne Soupa dans Espérez ! (Albin Michel, 2022, 216 pages), un tonifiant essai qu’elles présentent comme un «manifeste pour la renaissance du christianisme».
Pedotti et Soupa sont des catholiques de gauche. La première dirige la revue Témoignage chrétien et la seconde a présenté sa candidature au poste d’archevêque de Lyon. Elles défendent, dans plusieurs dossiers épineux, des positions féministes et progressistes. En matière d’avortement, elles affirment que la décision appartient aux femmes. Dans le débat sur l’aide médicale à mourir, elles plaident aussi pour la liberté de choix, tout en insistant sur le fait qu’il n’y a pas d’indignité dans la maladie et sur l’idée que, nul n’étant une île, la décision concernant la fin de la vie doit tenir compte des autres qui nous entourent. Pour elles, enfin, l’option préférentielle pour les pauvres n’est pas qu’un devoir spirituel et doit avoir des incidences politiques.
Dans Espérez !, Pedotti et Soupa ne proposent pas, comme elles l’ont déjà fait et continueront certainement de le faire, une réforme de l’institution catholique ou de la doctrine. Leur intention, cette fois, est plutôt philosophique et existentielle. Il s’agit, expliquent-elles, «de tenter de retrouver la source vive du christianisme qui pourrait irriguer à la fois chaque vie humaine et l’humanité entière dans sa façon de se penser, de se situer dans le monde et dans l’histoire».
Pedotti et Soupa, dans ce livre, ne parlent pas de l’Église ; elles parlent de la foi en Jésus, cet «homme en marche, en chemin», libre, qu’il s’agit de rejoindre non «dans la lettre, mais dans l’esprit». Dans ses incarnations institutionnelles, notent les essayistes, le christianisme a trop souvent «soutenu les puissants et prêché la résignation aux pauvres et aux opprimés», mais «les petits, les courbés, les assignés ont aussi entendu résonner la puissance libératrice de l’Évangile».
Une école de liberté
Le christianisme, insiste Pedotti, est une école de liberté. L’épisode du jeune homme riche (Marc 10, 17-22) lui sert d’illustration. Quand Jésus lui dit de donner tout son argent aux pauvres afin de pouvoir le suivre, l’homme décide tristement de partir. Ce récit, note Pedotti, rappelle que notre liberté est entière, même face à Jésus. Le jeune homme, malgré son choix, n’est pas condamné par Jésus, qui le regarde même avec amour, selon le texte. Moyennant un effort, il pouvait dire oui; il a dit non. Il est triste, mais il est libre.
Et cette liberté, quoi qu’en disent les tenants du déterminisme de tous poils — biologique, social, psychique —, est la nôtre. «Cette affirmation d’une liberté ‘de reste’ au-delà de toutes les assignations sociales, culturelles, économiques, capable de réparer les blessures, de remettre en marche, de rouvrir l’avenir, est sans doute l’un des grands trésors du christianisme et celui qui mérite d’être considéré à nouveaux frais», écrit Pedotti.
Dans l’optique de l’anthropologie chrétienne, cette liberté vient aussi du fait de l’altérité de Dieu, de son mystère. Nous voulons le trouver, mais il nous échappe. Croire le contraire, c’est s’abîmer dans l’idolâtrie. Ainsi, prétendre savoir ce que Dieu veut ou interdit est une escroquerie, tout comme l’est le fait d’affirmer, dans la logique du providentialisme protestant conservateur, que l’ordre du monde est décidé d’en haut. «Si le monde est parfait, si le Royaume est déjà là, où va le cri des petits et des malheureux qui monte du peuple?» s’insurge Soupa. Oui, ajoute-t-elle, Jésus est avec nous, il nous accompagne, mais il ne règle pas l’ordre du monde, qui relève de notre responsabilité. Et dans l’espérance de le rencontrer pleinement à la fin, nous suivons Jésus en luttant avec lui contre le mal.
Dignité et responsabilité
Du paradis espéré, nous ne savons rien, note Pedotti, mais la résurrection annoncée, qui suit l’inévitable épreuve de la Croix, «doit nous donner la capacité et le désir de relever tous les défis, d’affronter les difficultés, puisque dans la foi nous tenons l’issue pour certaine», c’est-à-dire, selon notre espérance, que «ni le mal ni la mort n’auront le dernier mot».
Mais pourquoi sauver l’humain? demandent certains courants écologistes radicaux qui accusent ce dernier de détruire la vie et la planète. Il est vrai, explique Pedotti, que la Bible affirme «la haute dignité de l’être humain» et le place au sommet de l’échelle du vivant. Ce statut, toutefois, n’est pas une licence pour le despotisme, mais une injonction à la responsabilité. L’humain, dans la logique judéo-chrétienne, est «un être dont un autre, un ‘tu’ [Dieu] a le souci, et qui tient de ce souci sa propre responsabilité au sein de l’univers et du reste du vivant dont il est à la fois dépositaire et solidaire». L’humain, en d’autres termes, n’est pas le propriétaire du monde; il doit plutôt «en être le bon gérant».
Un christianisme généreux et moderne
En ces temps incertains, souvent inquiétants, où les problèmes en tous genres — réchauffement climatique, migrations désordonnées, crise des démocraties, guerres — s’accumulent et où nos anciennes boussoles — grandes idéologies, systèmes religieux — sont enrayées, le christianisme, écrit Anne Soupa, offre «une dynamique de libération» à même de nous affranchir de nos servitudes volontaires ou involontaires, notamment en nous rappelant que «l’argent n’est pas roi, c’est le bien des êtres humains qui prime».
Le mot qu’il a à dire au monde, aujourd’hui encore, ressemble à ceci: l’humain est libre, digne, ouvert à une transcendance qui lui donne la responsabilité, mais aussi la force d’affronter les épreuves, dans l’espérance que le mal, inévitable, ne gagnera pas.
Le christianisme n’est ni une morale ni une ascèse, écrivent Pedotti et Soupa. Il n’est pas d’abord une institution non plus. «Il consiste à suivre Jésus» dans la joie, sans jamais se résigner à ce qui blesse l’humain.
Une fois encore, les deux égéries de la gauche chrétienne féministe française stimulent notre énergie croyante en nous invitant à partager un christianisme généreux et moderne, à hauteur d’homme et de femme.