L’anthropologue et journaliste québécois Daniel Baril n’aime pas la religion. Il la qualifie d’«illusion» et lui attribue bien des torts, notamment ceux de nourrir un irrationalisme délétère et d’inciter, dans certains cas, à la violence. Baril est un essayiste sérieux et ses travaux sont étoffés. Aussi, pour ceux qui croient possible une foi raisonnable, ce penseur athée s’avère un adversaire redoutable.
Dans Tout ce que la science sait de la religion (PUL, 2018, 188 pages), Baril entend présenter le point de vue scientifique sur la religion, cette «illusion qui a sans doute encore un long avenir, pour le meilleur ou pour le pire». Et que révèle donc cet essai censé nous ouvrir les yeux sur des choses dont nous n’aurions «jamais entendu parler»? Rien d’essentiel et de bien convaincant, finalement.
Science et religion: complémentaires ou antagoniques?
Contrairement à des scientifiques comme le paléontologue Stephen Jay Gould et l’astrophysicien Hubert Reeves, qui affirment que la science et la religion relèvent de sphères distinctes ayant leur légitimité respective – en gros, le «comment» pour la première et le «pourquoi» pour la seconde —, Daniel Baril avance que «non seulement ces deux disciplines ne sont pas complémentaires, mais elles sont antagoniques» et que, plus encore, les croyances religieuses constituent un obstacle à la science, «notre meilleur outil pour comprendre la réalité accessible à notre esprit». Par conséquent, Baril trouve donc justifié d’user de la science pour faire la leçon à la religion, une misérable illusion.
On peut, tout en aimant la science et en lui attribuant une grande valeur, déplorer ce scientisme. Baril, par exemple, reconnaît qu’«il n’existe aucun moyen de tester les réponses aux questions de sens». Cela signifie-t-il qu’il faille les négliger, voire les abandonner, parce qu’elles se situent hors du cercle de la science? Bien sûr que non. Autre exemple: on veut bien accepter, en accord avec la théorie de l’évolution, que la vie soit une propriété de la matière, mais, à l’heure de se demander d’où vient la matière (qu’y a-t-il avant le big bang?) et surtout pourquoi la vie, la science abdique. Faut-il s’en satisfaire? Le recours à la métaphysique, dans ce cas, n’est-il pas raisonnable et justifié? La méthode scientifique doit s’appliquer en l’absence de religion, certes, et la religion ne devrait pas avoir de prétentions scientifiques. On peut, cela dit, faire de la science à midi et de la métaphysique à minuit ou vice versa, comme bien des scientifiques qui étaient aussi croyants et comme bien des religieux qui étaient aussi des scientifiques l’ont fait. «L’immense majorité des vivants, écrit l’astrophysicien Aurélien Barrau dans De la vérité dans les sciences (Dunod, 2016), y compris des humains, ne connaissent rien à la physique et n’en sont pas moins dans un rapport intense et authentique avec le réel. Et même les physiciens ne vivent plus dans un monde (uniquement) peuplé d’équations et de tenseurs dès lors qu’ils quittent leurs laboratoires.»
Pour illustrer l’antagonisme entre science et religion, Baril cite le psychoéducateur et grand sceptique Serge Larivée, pour qui les croyances religieuses «jouent un rôle fondamental dans l’explication des croyances aux pseudosciences». Si c’était vrai, ce serait inquiétant. Or, plus loin, le journaliste cite les travaux du sociologue Rodney Stark, qui «ont fait ressortir que ceux qui n’ont aucune pratique religieuse […] sont plus enclins à croire aux médiums, aux horoscopes, aux maisons hantées et aux rêves prémonitoires que ceux qui ont une pratique régulière». Une chose et son contraire, quoi! Il y a, pourtant, une évidence que la plus simple observation permet d’établir: les intégristes religieux et les incultes croient à toutes sortes de niaiseries. Pas besoin de la science de Daniel Baril pour savoir ça.
Morale, santé et efficacité
Les croyants raisonnables, aussi nombreux que les athées et les agnostiques à accorder une grande valeur à la science, seront d’accord avec Baril pour reconnaître que les expériences de mort imminente (EMI) ne prouvent rien quant à l’existence de Dieu et sont explicables par des phénomènes biologiques. Comme l’écrit André Comte-Sponville, c’est parce que nous ne savons pas si Dieu existe que «la question se pose d’y croire ou pas». Les croyants raisonnables n’attendent pas de preuves de type EMI.
Ces mêmes croyants ne seront pas heurtés par la thèse de Baril qui postule l’existence d’une «morale intuitive» chez l’humain, voire chez les primates. On peut, en effet, ne pas croire en Dieu et avoir un comportement moral comme on peut croire en Dieu et se comporter en brute. L’histoire regorge de preuves à cet égard.
Les croyants pourront même se réjouir en découvrant les multiples études citées par Baril qui établissent que le fait d’être religieux contribue à une meilleure santé physique et mentale. Cette corrélation est difficile à expliquer. «Dieu nous veut du bien», diront certains croyants. Je connais trop de catholiques sincères ayant vécu l’enfer de la maladie pour adhérer à cette explication simpliste et cruelle pour les malades. Selon Baril, «il ressort de l’ensemble des travaux sur le sujet que le principal lien entre les deux éléments est le réseau social dont bénéficient les adeptes d’une religion». La thèse est intéressante, mais ne dit plus rien de la foi comme telle. Je postulerais, pour ma part, qu’en donnant du sens à la vie, la foi véritable peut apaiser l’existence et contribuer, ainsi, à la santé. Il reste que, évidemment, ce n’est pas pour ça qu’on croit.
Utiliser le critère de l’efficacité, comme le fait Baril, pour mesurer la valeur de la foi me semble la meilleure manière de rater ce qui est en jeu dans cette expérience. Baril, par exemple, cite des études qui établissent que la prière de guérison n’a pas d’efficacité sur la santé des malades. Même en admettant que ce soit vrai, j’ai envie de dire: et alors? Quand je suis malade, je souhaite que l’on prie pour moi parce que cela brise ma solitude, me rappelle que je ne suis pas seul. Je prie Dieu pour la même raison.
Est-il efficace et rationnel d’avoir des amis, de passer des heures à leur parler, d’être en amour? Je ne le sais pas, et, même si la science me démontrait que ce n’est pas le cas, je cultiverais malgré tout l’amour et l’amitié. Tout, dans l’existence, n’est pas matériellement mesurable, et c’est réduire l’humain que d’évaluer son comportement sur la seule base des preuves scientifiques. «Quand un individu perd contact avec l’univers mythique, et que son existence se trouve ainsi réduite au seul domaine des faits, sa santé mentale se trouve en grand danger», écrivait le psychanalyste Carl Gustav Jung. On est croyant comme on aime la poésie: parce qu’on y trouve du sens et de la beauté, de même qu’une vérité qu’on ne trouve pas ailleurs.
Violence et religion
C’est bien beau, tout ça, rétorqueront les athées militants, mais, si la religion entraîne de la violence et des guerres, est-on justifié d’en parler ainsi avec des accents lyriques? Dans le chapitre qu’il consacre à ce sujet, Baril en arrive à la conclusion qu’il existerait un lien entre religion et violence.
Il nuance toutefois son propos en faisant une distinction essentielle entre religiosité intrinsèque (foi en une transcendance, quête spirituelle) et religiosité extrinsèque (sentiment d’appartenance à une communauté qui tend au fondamentalisme). La première, concède-t-il, n’est pas en cause dans la violence, tandis que la seconde l’est souvent. On ne peut qu’être d’accord, non sans souligner que, dans ce cas, ce sont toutes les appartenances communautaires exaltées, et non seulement celles de type religieux, qui sont à blâmer. Ce n’est donc pas la religion qui est violente, mais les hommes, trop souvent.
Quand Baril écrit qu’«Hitler a fréquemment exprimé sa foi chrétienne et [que] le nazisme était fortement imprégné de culture chrétienne», il colporte une triste confusion. Le chef nazi a instrumentalisé un christianisme trafiqué pour réaliser son plan diabolique. La théologienne Kathleen Harvill-Burton le résume dans Le nazisme comme religion (PUL, 2006). «Le nazisme, écrit-elle, était un mouvement spirituel qui visait à faire disparaître le christianisme traditionnel pour le remplacer par une version nazie du “christianisme positif”», qui attaque le catholicisme avec virulence. En 1937, Pie XI, dans l’encyclique C’est avec une vive inquiétude, dénonce les manœuvres hitlériennes, qu’il dit sans détour non chrétiennes. «Ne croit pas en Dieu, écrit le pape, celui qui se contente de faire usage du mot Dieu dans ses discours, mais celui-là seulement qui à ce mot sacré unit le vrai et digne concept de la Divinité.» Aussi, faire d’Hitler un exemple de chrétien violent est une erreur fondamentale.
Toujours pour justifier sa thèse d’un lien entre religion et violence, Baril avance que «si un djihadiste justifie son combat au nom de sa religion, personne ne peut lui contester ses dires au nom d’une vision autre de sa religion». Cette affirmation est affligeante. Il me semble, au contraire, qu’il y a nécessité, pour les croyants sincères et raisonnables, de contester les délires que certains tentent de justifier au nom de la religion, en rappelant, par exemple, le «tu ne tueras point» du décalogue. Les religions organisées existent justement pour éviter les dérapages solipsistes des exaltés.
Constatant que Dieu est indémontrable, Daniel Baril conclut que la religion est une illusion et pense pouvoir l’expliquer à coups d’études, parfois intéressantes, parfois contradictoires et toujours insatisfaisantes, pour en démontrer, en fin de compte, l’inanité. S’il nous renseigne un peu sur les manifestations sociales et psychologiques de la religion, son essai ne nous dit rien sur la valeur existentielle de la foi et sur sa valeur métaphysique. «Évidemment, reconnaît Baril, la science n’a pas réponse à toutes les questions que l’être humain peut se poser.» Notamment aux plus fondamentales d’entre elles, aurait-il pu ajouter, si sa foi rationaliste ne le menait pas à s’illusionner sur les pouvoirs de la science.