C’était il y a cent ans. Le 31 janvier 1919, à Montréal, Lionel Groulx donnait une conférence dans laquelle il imaginait ce que dirait et ferait Dollard des Ormeaux s’il pouvait revenir parmi nous. «Oh le joli scandale et le bel anachronisme que ce chevalier de la sainte audace et du sacrifice, dans notre âge de peur et d’esprit pratique», s’exclame un Groulx admiratif, qui souhaite, par cet exercice, stimuler l’ardeur nationale et religieuse des siens. La conférence s’intitule justement Si Dollard revenait… et est animée du début à la fin par l’entraînant souffle épique du prêtre-écrivain.
On a souvent dit que le style de Groulx était ampoulé. Dans ses Mythes et réalités dans l’histoire du Québec. La suite (BQ, 2008), Marcel Trudel évoque le «vocabulaire de chevalerie» du prêtre et note, avec une pointe d’ironie, que, «même dans une conversation intime, le ton oratoire lui venait de nature comme si sa gorge ne pouvait émettre que de l’épopée». Ce n’est pas faux. Il y a, en effet, chez Groulx, de la pompe et du lyrisme. On peut trouver que c’est trop. Je trouve, au contraire, que c’est ce qui fait le charme irrésistible de cette prose munificente. Groulx, c’est ce que j’aime chez lui, n’a pas peur de la grandeur, qui se situe pour lui dans les vertus morales et qui peut donc être présente même chez des gens de peu.
Les colons de Ville-Marie, au XVIIe siècle, ne sont ni riches ni puissants et vivent dans des conditions misérables. Un regard neutre pourrait les voir comme de pauvres hères en état de survivance. Le regard inspiré de Groulx les exalte. «Parmi ces hommes qui défrichent en priant, le fusil à côté d’eux, qui communient chaque jour, et, soldats de la sainte Vierge, s’offrent à tour de rôle à l’attente tragique de la mort, écrit-il, aucun qui soit au-dessous de l’héroïsme.» La perspective chrétienne de Groulx lui permet de voir des premiers dans les derniers et de leur offrir la prose somptueuse qu’ils méritent. Certains s’en moquent; moi, j’en suis ému et reconnaissant.
La geste de Dollard
Le récit de l’expédition de Dollard au Long-Sault a été célèbre avant d’être oublié. En 1660, la menace iroquoise pèse sur la Nouvelle-France. Dans la colonie, écrit Groulx, «c’est l’universelle épouvante». On attend l’assaut final des ennemis. Dollard, 25 ans, commandant de la garnison de Ville-Marie, recrute 16 compagnons. Avec des alliés hurons, la troupe entreprend d’aller barrer la route aux Iroquois au Long-Sault, à 60 km de Montréal. Là, le 1er mai, 800 guerriers les attendent avec une brique et un fanal. Après quelques jours de combat, tous les Français et plusieurs Hurons sont morts. Les Iroquois ont gagné. On ne connaît les détails de l’affrontement que par quelques Hurons déserteurs. Malgré cette issue, Groulx et d’autres historiens font de Dollard et des siens des héros, en affirmant que leur courage a fait tellement peur aux Iroquois que ces derniers ont résolu d’oublier leur plan d’invasion.
L’événement est avéré. La bataille a bel et bien eu lieu. Les Iroquois, cependant, n’ont peut-être pas été si épouvantés que Groulx le raconte puisque, dès l’année suivante, ils ont repris leurs attaques. C’est la raison pour laquelle Marcel Trudel affirme que Groulx exagère. «Un fait réel des guerres franco-iroquoises du XVIIe siècle, écrit-il, allait finir, sous la plume de certains écrivains, en une légende d’épopée.»
Le 31 janvier 1919, toutefois, Groulx n’a pas la prétention de faire de l’histoire scientifique. Il veut, à son tour, motiver ses troupes. Il utilise l’aventure de Dollard, qu’il magnifie, pour «les leçons opportunes et pressantes qu’elle peut fournir». Sa démonstration, magistrale et inspirée, comporte trois temps.
Éloge du patriotisme
Dollard, explique Groulx à ses auditeurs, est d’abord exemplaire en ce qu’il a choisi la Nouvelle-France comme patrie. Français, il aurait pu ne se considérer que de passage ici. Or, il a opté, jusqu’au sacrifice de sa vie, pour son nouveau pays. Groulx voit là un exemple à suivre pour ceux qui «vivent toute une existence sans jamais rencontrer, parmi leurs motifs d’agir, la poussée patriotique».
Ce qui était vrai en 1660 et en 1919 le reste aujourd’hui: bien des Québécois, «professionnels de l’exotisme et du déracinement» écrit Groulx, entretiennent une vision dévalorisante du Québec, qu’ils considèrent comme habité par un petit peuple sans histoire et sans culture intéressantes, sans caractéristiques dignes d’être chantées et défendues. Pour le prêtre, notre seule survivance, dans l’adversité, relève de l’héroïsme et notre tradition mérite «un peu mieux que le sceau de l’infériorité et le reniement de ses fils».
Si Groulx revenait, il pourrait redire, aujourd’hui, qu’une «rupture imprudente avec le passé et l’histoire» prive toujours un peuple de «mobiles supérieurs» et ne peut que fabriquer des «hommes diminués qui n’ont rien du passé dans leur être et qui n’apparaissent si pauvres que parce qu’ils se commencent à eux-mêmes». Pour Groulx, le patriotisme nourri par le sens de l’histoire est une manifestation de santé collective et n’entraîne nullement le repli sur soi. «Et cela, précise-t-il, ne veut pas dire, comme d’aucuns essaient de le faire croire, que l’on veuille cloîtrer son esprit ni s’interdire la vérité et la beauté universelles; mais cela veut dire, par exemple, que l’on entend mettre sur toutes choses le reflet de son âme à soi, que l’œuvre originale vaut mieux que l’œuvre pastichée; et qu’agir ainsi n’est point servir fanatiquement la vérité et la beauté de son pays, mais la vérité et la beauté dans son pays […].»
L’élite et la culture
Le deuxième temps de la leçon s’adresse à ce groupe que Groulx identifie comme «l’élite», et particulièrement à l’élite intellectuelle. Pour être à la hauteur de sa mission, elle doit, dit le prêtre, accepter de renoncer aux honneurs pour mieux servir la collectivité. Groulx cite Léon XIII. «Quiconque a reçu de la Bonté divine une plus grande abondance soit des biens extérieurs et du corps, soit des biens de l’âme, écrivait ce pape dans Rerum novarum, les a reçus dans le but de les faire servir à son propre perfectionnement, et tout ensemble, comme ministre de la Providence, au soulagement des autres.»
S’il est nécessaire, continue Groulx comme s’il parlait aujourd’hui à un congrès de la CAQ, «de regagner le terrain perdu, de faire vite et de rattraper nos concurrents» dans l’ordre économique et technique, cela ne doit pas nous faire négliger les «hautes disciplines spéculatives» et la culture humaniste. Il importe, pour conjurer une «crise de l’idéalisme», que «le souci pragmatiste ne relègue pas au second plan la primauté des forces morales». Cent ans plus tard, la mise en garde n’a rien perdu de sa pertinence.
Catholicisme et mystique
L’héroïsme de Dollard et des siens ne se comprend pas, explique Groulx en conclusion de sa conférence, si on oublie le «ferment divin» qui l’anime. Pour que son action soit efficace, l’humain a besoin «de la coopération de Dieu». Le prêtre n’invoque pas la magie, mais la foi. «L’homme de foi qui pense, qui agit, qui parle, qui écrit, qui se bat en priant n’est plus un homme, avance-t-il; il prend l’attitude d’un collaborateur sublime dans l’œuvre providentielle.»
Si Groulx revenait, il devrait, pour être efficace, adapter son discours à notre époque désenchantée, lui qui faisait de l’art de «s’accorder aux réalités présentes» une des vertus de Dollard. Le Québec, c’est une évidence, ne redeviendra pas catholique comme il le fut du temps de l’écrivain, même s’il est légitime d’espérer que la foi catholique, ou du moins sa tradition, y demeure présente d’une autre manière.
Ce distinguo étant fait, on peut continuer de penser, avec Groulx, que «notre action», pour avoir du sens, a besoin d’une «mystique». Le culte de l’efficacité est insignifiant, voire dangereux, comme l’a montré l’Allemagne hitlérienne, s’il n’est pas guidé par un souci de vérité et de justice. Or, cette mystique, aujourd’hui, nous manque; ces «raisons communes», pour parler comme Fernand Dumont, nous font défaut, et cette anomie n’est pas sans lien avec l’avancée d’un certain désarroi contemporain, sur fond de consommation compensatoire et de dépression larvée. Nos ancêtres avaient une mission française et catholique, nos prédécesseurs avaient la Révolution tranquille et le modèle québécois (une social-démocratie en français en Amérique). Que nous reste-t-il, aujourd’hui? Que pouvons-nous inventer pour poursuivre notre action collective?
Il y a cent ans, Groulx parlait en intellectuel brillant de son temps. Nous avons compris, depuis, que les membres des Premières nations ne sont pas des «sauvages», mais nos frères, malgré nos désaccords. Nous avons accepté, aussi, le fait que le catholicisme ne sera plus le foyer rassembleur de notre société. Quand nous disons «nous», aujourd’hui, nous savons, nous espérons, en tout cas, que ce pronom n’inclut pas que des Canadiens français d’origine.
Si Groulx revenait, il saurait et accepterait tout ça, je crois. Son discours de 1919 me porte toutefois à croire qu’il n’aurait rien perdu de sa fougue et qu’il nous dirait que nous avons encore besoin, pour ne pas être des humains diminués, de cultiver un sain sentiment national, de connaître notre histoire pour nous inspirer de sa noblesse et nous donner de la force morale, de valoriser un sens du dévouement et de l’engagement dans la vie publique pour éviter l’enfermement dans l’intérêt et dans l’égoïsme, de tabler sur la grande culture, d’ici et d’ailleurs, pour nous humaniser sans cesse et d’inventer, dans le respect de l’héritage, une mystique, immanente s’il le faut, mais pleine «de vérité et de charité», pour nous guider aujourd’hui.
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