Vous ne croyez pas aux miracles ? Et alors ? Cela ne devrait pas vous empêcher de reconnaître la puissance symbolique de la fête de Noël. Le grand historien français Ernest Renan (1823-1892) ne croyait pas, lui non plus, aux miracles, mais saluait néanmoins en Jésus « un homme de proportions colossales » en qui s’était « condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature ».
Jésus, écrivait Renan en choquant les pontifes de son époque, n’a pas été, plus que nous, visité par des anges ou tenté par le diable. Sa grandeur vient du fait que « jamais personne autant que lui n’a fait prédominer dans sa vie l’intérêt de l’humanité sur les vanités mondaines ».
N’est-ce pas là une raison suffisante pour reconnaître à la date d’anniversaire d’un tel homme un statut particulier ? « Entre les fils des hommes, s’exclamait Renan, il n’en est pas né de plus grand que Jésus. » Ça donne le goût de fêter, non ?
Dans son chef-d’œuvre Vie de Jésus, publié en 1863 dans une perspective historico-critique et non théologique, Renan consacre quelques pages audacieuses à la naissance de son héros. Selon lui, et contrairement à l’opinion admise, Jésus serait né à Nazareth et non à Bethléem. Son nom, « une altération de Josué », est répandu à l’époque. Ce n’est que plus tard qu’on y cherchera « des mystères et une allusion au rôle de Sauveur ».
Comme « la population de Galilée était fort mêlée » en ce temps, on ne peut exclure l’hypothèse que Jésus soit le rejeton d’une famille de convertis au judaïsme. « Il est donc impossible de soulever ici aucune question de race et de rechercher quel sang coulait dans les veines de celui qui a le plus contribué à effacer les distinctions de sang », écrit Renan, qui souligne enfin que Jésus avait bel et bien des frères et sœurs.
Jésus, ce bâtard qui dérange
« Jésus a existé, personne ne saurait en douter », écrit le théologien protestant suisse Daniel Marguerat dans son excellent Vie et destin de Jésus de Nazareth (Seuil, 2019), après une analyse des sources. Toutefois, deux de ces dernières, seulement, les évangiles de Matthieu et de Luc, traitent de la naissance du personnage, et les experts sont unanimes à reconnaître leur caractère historiquement incertain. Marguerat, par exemple, les qualifie de « contes théologiques ».
Cela ne l’empêche pas de les relire à la lumière de l’ensemble du Nouveau Testament pour en tirer une surprenante hypothèse, inspirée par les biblistes américains Jane Schaberg et Bruce Chilton: Jésus aurait été un bâtard. Dans l’évangile de Marc, par exemple, une scène le montre à la synagogue, aux prises avec des gens de son village qui contestent son statut de messie en le présentant comme « le fils de Marie ». Or, dans la culture juive de l’époque, note Marguerat, identifier un enfant par sa mère est inhabituel et peut laisser entendre que l’identité du père est douteuse.
Pour le théologien, ce statut d’enfant illégitime expliquerait le célibat de Jésus et ses démêlés avec ses frères et sœurs, mais aussi sa compassion pour les marginaux et sa critique des règles de pureté juives dont il a lui-même été victime.
Gravité et allégresse
Dans sa collaboration à l’opuscule Joyeux Noël… Simple formule ou message d’espérance ? (Bibli’0, 2022, 96 pages), qui contient aussi des textes de l’infirmière Elaine Sansoucy et de la réalisatrice Stéphanie Pillonca, le théologien québécois Sébastien Doane souligne à son tour la faible valeur historique des récits de naissance de l’Antiquité, mais non sans insister sur leur utilité « pour la compréhension de l’identité profonde de la personne dont on raconte la naissance ».
Théologien cool, souriant et sans prétention, Doane, en bon maître de la vulgarisation, compare les récits de naissance des évangiles de Matthieu et de Luc. Le premier, illustre-t-il, est sombre, grave. Dès le départ, l’étonnante grossesse de Marie fait naître le danger. Sera-t-elle répudiée par Joseph, voire lapidée ? Hérode, ensuite, apprenant la naissance d’un enfant exceptionnel, veut le faire tuer. Joseph, Marie et Jésus doivent donc fuir en Égypte avant de revenir à Nazareth. Seuls les mages, dont le texte ne mentionne ni les noms ni le statut royal, apportent un peu de joie à l’ensemble.
Chez Luc, l’allégresse domine. Marie est troublée, mais aussi comblée par l’annonce de l’ange. Sa visite à sa cousine Élisabeth a un air de fête. C’est là qu’elle entonne son sublime Magnificat, qui chante sa joie de porter celui qui accuse les puissants et comble ceux qui ont faim. Chez Luc, les petits, comme les bergers, sont à l’honneur et peuvent enfin se réjouir.
Fidèle à son approche exégétique axée sur « la réponse du lecteur », c’est-à-dire non pas sur le sens univoque du texte qu’il s’agirait de découvrir, mais sur « les options d’interprétations possibles pour les lecteurs d’aujourd’hui », Doane lit, dans ces récits de naissance de Jésus, une invitation à un « renversement complet » de notre perspective sur le monde. Ces récits, conclut-il, nous invitent à contester la légitimité du pouvoir des dirigeants qui se mettent au service des puissants, à nous solidariser avec les opprimés, notamment avec les réfugiés, et à voir des signes d’espoir même dans la noirceur.
« On ne sort pas indemne de la rencontre avec cet enfant vulnérable qui fait trembler le roi Hérode et chanter de joie les bergers », écrit Doane. Voilà une excellente raison de dire Joyeux Noël !