Jean-Paul II a-t-il vraiment été «l’artisan de la chute du communisme», comme l’écrit le philosophe Bernard-Henri Lévy dans Pièces d’identité (Grasset, 2010)? Quand les régimes communistes d’Europe de l’Est s’effondrent en 1989-1991, la stupeur règne en Occident. Quoi? Ces régimes totalitaires qu’on imaginait inébranlables s’écroulent soudainement comme des châteaux de cartes?
On découvre alors que ces dictatures étaient gravement minées. Mais par quoi, par qui? À l’Ouest, la plupart des dirigeants s’accommodent, au nom de la stabilité, de ces régimes pourtant honnis. Deux hommes, cependant, ne désarment pas. Aux États-Unis, depuis 1980, le président Ronald Reagan entend faire tomber ce qu’il qualifie d’«empire du Mal» en lui menant une «guerre des étoiles» – course aux armes spatiales – impitoyable. Au Vatican, depuis 1978, Jean-Paul II, premier pape polonais de l’histoire et fort d’une expérience de résistance au nazisme et au communisme, brandit l’arme des droits de l’homme pour ébranler des régimes qui les nient. «Je ne fais pas de politique, déclare-t-il euphémiquement. Je ne parle que de l’Évangile. Mais si parler de la justice, de la dignité humaine, des droits de l’homme, c’est faire de la politique, alors…»
Affaibli par la Guerre froide et une course aux armements ruineuse, aux prises avec un marasme économique insoluble, contesté de l’intérieur par une société civile réfractaire aux dogmes épuisés, et trahis, du communisme, le Bloc de l’Est, dans les années 1980, vacille. Dans ces conditions, on peut présumer que la croisade des Reagan et Wojtyla lui a porté le coup de grâce.
Le facteur décisif
C’est la thèse que développe le journaliste et historien français Bernard Lecomte dans Le pape qui a vaincu le communisme (Tempus, 2019), récit en réédition de la formidable épopée anticommuniste de Jean-Paul II. Passionnant retour sur les derniers moments du «choc entre deux Églises» – la catholique et la communiste –, cet énergique essai historique captive du début à la fin, tant il est vrai, comme l’écrit Lecomte, qu’«une mutuelle fascination aura marqué, au fil des ans, les rapports entre disciples du Christ et adorateurs du prolétariat, jusqu’à les rendre parfois ambigus». N’a-t-on pas souvent dit du marxisme qu’il était un christianisme sécularisé? «Il faut avouer, répliquera toutefois un dissident polonais de l’époque, qu’il est beaucoup plus facile de dialoguer avec les communistes dans un pays où ils ne sont pas au pouvoir.» En effet. Des hommes des temps plus anciens, cela admis, pourraient dire la même chose des catholiques.
Reagan, reconnaît Lecomte, «a porté un terrible coup à l’URSS» avec sa course aux armements, mais le pays des Soviets «a survécu à des défis autrement plus dangereux». Le journaliste avance donc la thèse que c’est l’action de Jean-Paul II, dont il est le biographe, qui a été le facteur décisif dans la chute du communisme. «Ce n’est pas un seul homme, naturellement, qui a fait reculer le totalitarisme est-européen, fût-il le successeur de saint Pierre, écrit Lecomte. D’autres acteurs, d’autres facteurs, contribuèrent à cette formidable mutation de l’histoire. Mais, à bien y regarder, y en a-t-il un seul qui fut aussi déterminant que l’action de Jean-Paul II.»
«N’ayez pas peur!»
Le christianisme et le communisme se rejoignent peut-être, théoriquement, dans la défense des pauvres et des opprimés, mais ils ne font pas bon ménage dans la réalité. Marx qualifie la religion d’«opium du peuple» et Pie XI lui répond, en 1937, en déclarant le communisme «intrinsèquement pervers», notamment parce qu’il supprime la propriété privée, mais surtout, comme l’écrit Jean-Paul II en 1991, parce qu’il considère l’homme comme «un rouage dans la machine de l’État», niant ainsi sa liberté de conscience. Des milliers de prêtres et de croyants seront déportés ou fusillés par les régimes communistes d’Europe de l’Est.
Dans les années 1960, Jean XXIII et Paul VI prennent la décision de négocier avec l’adversaire dans le but de sauver les meubles. «Quand il s’agit de sauver les âmes, nous nous sentons le courage de traiter avec le diable en personne», disait Pie XI à ceux qui lui reprochaient d’avoir négocié avec Mussolini. «Moi aussi», dira Jean XXIII, en 1963, à ceux qui dénoncent ses négociations avec les communistes. Cette Ostpolitik du Vatican, note toutefois Lecomte, n’aura pas beaucoup de succès, et les droits des chrétiens continueront d’être violemment bafoués.
Élu pape en octobre 1978, Jean-Paul II, qui a subi directement les agressions anticatholiques du régime polonais, durcit le ton. «N’ayez pas peur! clame-t-il lors du son premier discours pontifical. Ouvrez, ouvrez toutes grandes les portes au Christ! À sa puissance salvatrice, ouvrez les frontières des États, les systèmes économiques et politiques, les immenses domaines de la culture!» Là où ses prédécesseurs tentaient d’influencer les États pour aider les peuples, Jean-Paul II s’adresse directement aux peuples et aux humains pour faire plier les États.
Vérité, histoire et solidarité
En 1978, note Lecomte, les Églises chrétiennes (catholiques, orthodoxes, protestantes) «survivent» difficilement en URSS, en Allemagne de l’Est, en Hongrie, en Tchécoslovaquie, en Bulgarie et en Roumanie; en Lituanie, en Ukraine et en Pologne, elles «résistent, plus ou moins efficacement». La répression est terrible. Or, fait à noter, les dissidents les plus actifs, dans ces pays écrasés, comme le Polonais Lech Walesa, pour prendre l’exemple le plus connu, sont des croyants. Ils ont compris, toutefois, que l’enjeu de la bataille ne se réduit pas à défendre des droits religieux. «Dans un régime où l’idéologie prime le politique, explique Lecomte, c’est la défense de l’homme tout entier qui a un sens: de la dignité de l’homme, de ses droits, de son identité. La liberté religieuse n’étant qu’un “droit de l’homme” parmi d’autres, même s’il en est sans doute le plus sacré.»
Cette approche élargie, adoptée par Jean-Paul II, permettra une alliance politique entre l’Église catholique et les oppositions démocratiques laïques de ces pays. «Pourquoi des convergences si étroites entre un pape polonais (Jean-Paul II), un électricien de Gdansk (Lech Walesa), un dramaturge tchécoslovaque (Vaclav Havel), le père de la bombe A soviétique (Andreï Sakharov) et un écrivain russe exilé dans le Vermont (Alexandre Soljenitsyne)? Tous croient en la vie, et en la victoire de l’homme. Qu’ils l’écrivent avec ou sans majuscule», répond Lecomte.
Mené au nom de la vérité, contre des régimes menteurs, du respect de l’Histoire, contre des régimes qui crachent sur les racines chrétiennes de leur nation, et de l’exigence de la solidarité, contre un système de massification totalitaire cherchant à asphyxier le lien social et nourrissant un sauve-qui-peut individualiste, l’incessant combat de Jean-Paul II redonnera de l’espoir à des dissidents courageux, mais abattus.
Par tradition théologique et philosophique, avance Lecomte, l’Église catholique est plus engagée socialement et politiquement que l’Église orthodoxe ou que les Églises protestantes. Ses fidèles, de plus, reconnaissent l’autorité du pape, ce qui, en Europe de l’Est, leur a permis de conserver une forme d’autonomie par rapport aux pouvoirs répressifs locaux.
Ces considérations peuvent expliquer pourquoi, selon Lecomte, les catholiques ont été le fer de lance de l’opposition au communisme. «En Europe centrale, écrit le journaliste en appui à sa thèse, la contestation antimarxiste et antitotalitaire a toujours été plus forte en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, pays presque unanimement catholiques. De même, en URSS, les deux régions qui n’ont jamais supporté la férule de Moscou, depuis la guerre, furent la Lituanie et l’Ukraine occidentale, les deux bastions du catholicisme soviétique.»
Le bien de l’homme
«Le Pape, combien de divisions?» disait Staline avec mépris, en 1935, pour ridiculiser l’influence du Vatican. 50 ans plus tard, Jean-Paul II, sans divisions, mais avec des convictions et des fidèles révoltés, faisait chuter un communisme qui, trahissant ses promesses, foulait l’humanité au pied. C’était, sans contredit, un exploit et une bonne nouvelle.
Victoire du capitalisme, alors? Attention, répond Lecomte en s’inspirant de Jean-Paul II. Le libéralisme vaut mieux, certes, «mais à une condition essentielle, virulente, presque menaçante: que le but de tout cela soit le bien de l’homme, sa liberté, sa vérité, sa dignité».
Pour les chrétiens, le refus du communisme et de sa violence ne doit jamais signifier l’abandon de la lutte aux côtés des pauvres, en faveur de la justice sociale et d’un environnement culturel signifiant. Vérité, histoire et solidarité, disait Jean-Paul II. Le pape François dit, aujourd’hui, que le libéralisme, tel qu’on l’impose aux peuples de la Terre, n’est pas toujours à la hauteur.
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