Je m’en confesse: jusqu’à la semaine dernière, je ne connaissais pas la Lettre à Philémon. Dernière et plus courte des lettres de Paul réunies dans Le Nouveau Testament, cette missive d’à peine deux pages s’adresse à un ami chrétien de Colosses. Paul, emprisonné à Éphèse, reçoit la visite d’Onésime, un esclave qui s’est enfui de chez Philémon. La rencontre entre les deux hommes est fraternelle. Onésime adoucit la détention de Paul et ce dernier, en retour, lui livre les clés de son enseignement. La situation, toutefois, ne peut durer. Dans l’Empire romain, un esclave en fuite est menacé de mort. Onésime, après réflexion, se résout donc à retourner chez son maître, muni d’une lettre de Paul en sa faveur adressée à Philémon.
Je dois cette découverte à Adrien Candiard, un jeune dominicain français spécialiste de l’islam et vivant au Caire. Dans À Philémon. Réflexions sur la liberté chrétienne (Cerf, 2019, 144 pages), Candiard propose une très riche lecture de cette lettre dont l’intérêt, à première vue, ne saute pas aux yeux. Paul, en effet, y demande simplement à Philémon de recevoir Onésime «non plus comme un esclave, mais bien mieux qu’un esclave, comme un frère aimé». Il ajoute: «Si donc tu es en communion avec moi, reçois-le comme si c’était moi.»
On peut trouver, reconnaît Candiard, que la requête est un peu molle. Paul parle d’un ami à un ami, et l’enjeu, grave, est la libération d’un esclave. «Ne pouvait-il pas simplement, note le dominicain, écrire noir sur blanc ce qui nous semble l’évidence même: comme chrétien, Philémon ne peut pas posséder d’esclave? Compte tenu de l’impact considérable qu’ont eu les lettres de Paul, que de souffrances et d’horreurs n’aurait-on pu épargner à l’humanité s’il avait pris la peine d’écrire ces quelques mots?» Qu’est-ce donc qui le retient d’exiger au lieu de seulement demander? La conviction profonde, répond Candiard, que la liberté de conscience est au cœur de la foi chrétienne et que la volonté de faire le bien, pour valoir, doit émaner d’un élan intérieur et non d’un ordre extérieur. Sans liberté, insiste Candiard, il n’y a pas de morale qui tienne.
Du sacrifice à l’amour
Tous nous connaissons les déchirements de la conscience engendrés par la tension entre notre souci moral et notre désir de liberté. «En effet, écrit Paul, je ne fais pas le bien que je veux et je fais le mal que je ne veux pas.» Comment surmonter cette contradiction, c’est-à-dire en arriver à mettre la liberté au service du bien? Candiard interprète le parcours de Paul pour illustrer la piste chrétienne.
Juif pieux, Paul s’efforce de connaître et d’appliquer les 613 commandements de la Loi de Dieu reçus par Moïse. Évidemment, il n’y parvient pas parfaitement et «commence à faire l’expérience amère de sa propre faiblesse, qui l’humilie et le met en colère». Il cherche donc des boucs émissaires pour se défouler et tombe sur les chrétiens, ces juifs dissidents de mauvaise réputation.
Sur le chemin de Damas, la révélation survient. L’amour de Dieu, apprend Paul, ne se mérite pas, mais est donné. «La sainteté, explique Candiard, n’est pas l’accomplissement de telle ou telle consigne impérative, ni l’ascension héroïque et épuisante vers des sommets de perfection qui le défient, mais l’alliance, l’amitié avec le Christ, la vie avec Dieu. La révolution est toute simple, mais elle est totale.» Le salut, en d’autres termes, n’est pas dans le sacrifice, mais dans l’amour, reçu et donné. C’est, reconnaissons-le, dur à croire, tellement cela va à l’encontre de nos réflexes moraux. Il faut, croit-on, se faire violence, au moins un peu, pour être à la hauteur de l’exigence morale. Mais non! dit Paul, après avoir rencontré le Christ. Le salut est dans l’amour librement choisi.
«Ne suis-je pas en train de présenter une religion de paresseux et de négligents?» demande Candiard, conscient des objections qu’on lui fera. Ce serait mal comprendre la révélation. «Un coup de foudre, écrit le dominicain, nous transforme plus profondément que la lecture du Code pénal. Paul va faire le bien, non parce qu’il craint le gendarme divin ou cherche à mériter son amour conditionnel, mais parce qu’il déborde de cet amour qu’il vient de recevoir en plein cœur.»
Un seul catéchisme
Cette conversion, on le voit, est libératrice en deux sens: découvrant qu’il est aimé infiniment, Paul ne ressent plus la nécessité de faire des sacrifices pour trouver grâce aux yeux de Dieu; habité, désormais, par cet amour, il ne voit plus le service des autres comme une contrainte, mais comme un bien en soi. On reconnaît là le «Aime et fais ce que tu veux» de saint Augustin. L’amour véritable, en effet, celui qui «consiste à n’aimer, dans l’autre, rien d’autre que lui-même», selon les mots de Candiard (il en fait, étonnamment, une définition de la «chasteté»), nous dispense d’une morale vécue comme une contrainte.
Être chrétien, ce serait donc ça: faire ce que nous voulons, c’est-à-dire le bien, parce qu’on aime librement. Cela ne se commande pas. Si Zachée, explique Candiard, cesse de se comporter en gredin, «ce n’est pas parce que Jésus est venu lui faire la morale! Il ne lui a pas dit que le vol, c’était mal. Il s’est seulement invité chez lui. Il l’a regardé avec amitié, et cette amitié a tout changé.» Paul agit de la même façon avec Philémon.
Or, nous ne sommes ni Paul ni Zachée. Jésus ne débarque pas chez nous tous les jours et, même en le cherchant, nous n’arrivons pas à le rencontrer sur demande. «Aime et fais ce que tu veux», dit saint Augustin? Il a raison, sauf que, voilà, nous ne sommes pas des saints et nous n’aimons pas tout le monde tout le temps. D’où, explique souvent André Comte-Sponville, la nécessité de la morale, chrétienne ou humaniste, pour «faire comme si».
On se tromperait, toutefois, et c’est le message de Candiard, en faisant comme si l’essence du christianisme résidait dans cette injonction morale. Dans la foi chrétienne, explique le dominicain, la vie spirituelle surpasse la vie morale; elle la détermine et lui donne sens. «Parce que c’est l’amitié avec le Christ, c’est la présence de Dieu en nous – que nous appelons l’Esprit saint – qui peut à la fois nous éclairer sur ce qui est bon, nous donner envie de l’accomplir et nous libérer patiemment de tout ce qui nous en retient.»
Vivre en chrétien, par conséquent, ce n’est pas quémander des règles morales à l’Église; c’est chercher librement à rencontrer Jésus et à suivre son exemple, c’est n’avoir – l’institution et les chrétiens l’oublient trop souvent – qu’un seul vrai catéchisme, l’Évangile, et son idéal de fraternité. Reçois Onésime «comme un frère bien aimé», écrit justement Paul à Philémon.
De l’agitation au salut
Quand Jésus arrive chez Marthe et Marie, la première s’active à la cuisine pendant que la seconde, «assise aux pieds du Seigneur, écrit Luc, écoutait ce qu’il enseignait». Marthe, et on la comprend, se plaint à Jésus de cette situation. Elle fait tout pour être au service de son invité, alors que Marie ne fait rien, sauf être à l’écoute. N’est-ce pas injuste? «Marthe, Marthe, lui réplique Jésus, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses, mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera pas enlevée.»
Jésus dit-il là, comme le veut une interprétation courante, que la contemplation vaut mieux que l’action? Que le service est moins noble que la prière? Candiard refuse cette lecture de l’épisode. Jésus, suggère-t-il plutôt, nous pose une question: «Que faisons-nous de notre temps?» Le gaspillons-nous dans des activités accessoires dans l’espoir de nous préparer pour l’essentiel qui viendra plus tard, quand tout sera parfait? «L’Évangile, écrit Candiard, ne vous dit donc pas de poser votre démission pour aller vous poster aux pieds de Jésus sans rien faire d’autre; il dit: fais ce que tu peux faire avec Dieu; fais ce qui te permet de le fréquenter. Et ce n’est pas seulement de se tenir à genoux!» Le salut, c’est-à-dire la rencontre, peut se trouver dans l’action comme dans la contemplation, mais il est là, offert, maintenant, et pas plus tard, après les sacrifices, après le respect d’un cahier de charges morales.
«Le monde, écrit magnifiquement le pape François dans Loué sois-tu (Médiaspaul, 2015), est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère joyeux que nous contemplons dans la joie et dans la louange.» La foi n’est pas une contrainte, elle est le choix libre d’habiter ce monde dans la joie, avec Jésus et avec les autres, et d’ainsi former un chœur de frères et de sœurs pour le chanter.
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