Le romancier Claude Jasmin est mort le 29 avril 2021. Il avait 90 ans, et je l’aimais. J’aimais sa personnalité chaleureuse, sa fougue débridée, sa candeur pleine d’un esprit d’enfance qui ne le quittait jamais, même dans sa vieillesse; j’aimais son style, à l’écrit comme à l’oral, ardent, rythmé, parfois brouillon, toujours souriant.
Jasmin était un romancier né, un conteur naturel. Cet élan narratif, confiait-il dans son roman Papamadi (VLB, 2010), lui venait de son père qui, fasciné par la vie des saints et des mystiques, ne cessait de lui relater avec intensité des histoires de «stigmatisés qui saignent de partout chaque vendredi». Devenu octogénaire, le romancier n’hésitait pas à attribuer sa vocation d’écrivain à ce paternel par moments exalté. «Dans notre ruelle, écrivait-il, parfois au parc, aux pauses des parties de hockey ou de baseball, mes petits camarades préféraient lire les comics books mais moi je tenais à leur raconter les histoires extraordinaires que pape me confiait. J’insistais. Je faisais tout pour capter leur attention.»
Claude Jasmin était-il un romancier catholique, comme pourrait le suggérer le titre de cette chronique? On ne peut pas dire ça. Sa vie durant, il s’est présenté comme agnostique et il n’a pas hésité à donner dans l’anticléricalisme. Sur la question religieuse, on le sent déchiré. Déjà, dans La Petite Patrie, en 1974, il critique le catholicisme de son enfance, tout en admettant sa fascination pour lui. «La religion du temps avec ses menaces de l’enfer, du purgatoire, des limbes aux estrades grises et molles peuplées d’innocents, cette religion sinistre avec sa fête des Morts, sa cérémonie des Cendres, ses jours de la semaine sainte, ses condamnations prêchées avec véhémence, me nourrissait de mystère», écrit-il, avant d’ajouter, plus loin, que le «faste aux accents mélancoliques» des grandes cérémonies religieuses de Pâques est à l’origine de son «goût de concevoir des décors, des drames ou des comédies étranges».
Un cinquième évangile
En 2009, surprise, le romancier, qui se présente toujours comme agnostique, confie être «tout de même fervent croyant» et ne livre rien de moins qu’un «cinquième évangile» avec un roman intitulé Le rire de Jésus (Marcel Broquet, 264 pages). En fin de carrière, versé plus que jamais dans l’autofiction, Jasmin serait-il à l’heure des aveux?
Le rire de Jésus contient le témoignage d’Aran, un prospère marchand juif de Jérusalem qui fut «le grand ami d’enfance de Jésus» à Nazareth. Consignés sur dix-neuf rouleaux de papyrus retrouvés dans des amphores antiques lors de fouilles archéologiques, non datées, en Gaule, les Mémoires de cet Aran racontent la vie de son célèbre ami et les déchirements de l’auteur quant à l’attitude à adopter envers ce Jésus adulte devenu «ce personnage fragile et si lumineux à la fois».
Quand Aran prend la plume, Jésus est mort. Le riche marchand s’en veut. Lui qui avait «d’excellents contacts avec les occupants romains» aurait-il pu faire quelque chose, sauver son ami? Dans les mois précédant la mort de Jésus, des Romains bien placés avaient dit à Aran d’avertir son ami des dangers qu’il courait afin de lui permettre de fuir. Aran a tenté d’informer Jésus de ces menaces, mais sans succès. Le prêcheur se dérobait. La veille de la crucifixion, Pierre, paniqué, implore Aran d’intervenir pour sauver Jésus. Aran jure de le faire, mais renie sa promesse, par crainte.
À quelques reprises, aux noces de Cana notamment, Aran avait rencontré Jésus, et ce dernier l’avait invité à le suivre. Aran, découvre-t-on ici grâce à Jasmin, c’est le jeune homme riche de l’évangile qui ne se résout pas à tout abandonner pour suivre le Christ. C’est aussi le fils prodigue de la parabole. Jésus, dans sa prédication, ne l’a pas oublié. Aran s’en émeut, mais ne se laisse pas convaincre. Les récits de miracles qui accompagnent Jésus ne l’impressionnent pas, mais la lumière qui émane de son ami le fascine. «Il n’y avait pas seulement un ami retrouvé, note-t-il, il y avait, il me semblait, quelqu’un qui pouvait vous faire du bien, vous rendre meilleur, j’en avais la conviction. Pourquoi, pourquoi je ne bougeais pas? Je me débattais contre cette attirance. Qui ne s’explique pas. Il fallait me rendre à l’évidence: cet homme debout sous ce soleil ardent, cet homme, mon ami d’enfance, était devenu “pas comme les autres”.» Le jour de la crucifixion, Daniel, fils d’Aran — le fils de Jasmin porte aussi ce prénom —, demande à son père la raison de cette mort atroce. «Il était bon, répond Aran. Trop bon, c’est tout, ça dérangeait tout le monde.»
L’enfance de Jésus
En imaginant cet Aran rongé par un sentiment de culpabilité qui le pousse à écrire la vie de son ami pour apaiser sa conscience, Jasmin se donne l’occasion de dépeindre avec un étonnant brio le climat tendu du monde juif de ce temps, mais surtout d’explorer un territoire mystérieux, celui de l’enfance de Jésus. Comment était-il à 10 ans? À 20 ans? Les évangiles, sur le sujet, sont silencieux. L’imagination, par conséquent, devient reine, et Jasmin, on le sait, n’en manque pas.
Son Enfant Jésus est un étudiant sérieux, mais qui aime rire, d’un «rire ouvert et franc, jamais rauque, généreux et clair, libre et jeune». Fasciné par les récits de commis voyageur du père d’Aran — ne se prépare-t-il pas lui-même à parcourir le monde bientôt? —, Jésus, «si curieux», étudie tout le temps — il s’amuse d’ailleurs à jouer au professeur d’histoire et de religion juives devant ses camarades —, mais il aime les gâteaux au miel, la musique et la danse. Ceux qui voudront, plus tard, en faire un chef de guerre ne l’ont pas, comme Aran, connu enfant. Ils auraient compris que la libération qu’il annonce ne pouvait qu’être joyeuse, malgré sa gravité.
«Je me souviens, écrit Aran. Je me souviens, et avec tant de joie, de ma première petite patrie, la Galilée.» Il se souvient, aussi, du glorieux dimanche des Rameaux, de la douceur de Jésus à l’égard de la femme adultère et de sa rencontre avec son ami, tout juste après la résurrection de Lazare. Alors qu’il vient d’avertir Jésus des dangers qui le guettent, ce dernier lui répond: «Si tu m’aimes vraiment, lâche tout, suis-moi, viens m’aider.»
La tentation de dire «oui»
Aran résistera longtemps à la tentation, malgré le «sentiment de vide» qui le taraude. À 66 ans, c’est-à-dire 33 ans après la mort du Christ, c’est un vieil homme riche, «très en retard», qui dira «oui» à l’invitation de Jésus. «J’ai vraiment hâte de retrouver le fils d’un simple menuisier devenu le Fils de l’homme, écrit-il. De retrouver mon joyeux petit voisin. Si souvent riant aux éclats. Et Nazaréen comme moi.»
L’agnostique Jasmin a-t-il, lui aussi, comme Aran, résisté à la tentation de dire «oui» toute sa vie? Son roman christique, rédigé alors qu’il a 80 ans, confirme que la question l’habitait. Et son Jésus, évidemment, à son image, ne pouvait être que joyeux, bon vivant, curieux de tout, combatif mais pacifique et issu d’une petite patrie dans laquelle l’amitié et la liberté donnent sens à la vie. Il n’est jamais trop tard pour le découvrir et pour le suivre. Jasmin, à sa gaillarde manière, y croyait. Il le sait, maintenant.
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