Nous sommes tous passés par là, à un moment ou à un autre. Lisant la Bible, nous sommes tombés sur un épisode déconcertant — le passage de la mer Rouge, par exemple, dans l’Exode (14, 21-27) — ou sur un miracle — la multiplication des pains — et nous n’avons pu faire autrement que de nous demander: est-ce vrai? Cela s’est-il vraiment passé comme ça?
Héritiers de la modernité, nous concevons principalement la vérité comme ce qui est factuellement observable et vérifiable. Lire la Bible, dans cette logique, est une épreuve. Une mer qui se fend afin de laisser passer les israélites en fuite avant de se refermer sur leurs poursuivants égyptiens, pour nous, ça ne se peut pas. Nourrir 5000 hommes à partir de cinq pains et de deux poissons, ce n’est pas possible. La Bible raconterait-elle donc des bobards?
À l’école secondaire, au cours de catéchèse, notre enseignant, bien au fait de notre scepticisme exacerbé d’adolescents, multipliait les contorsions pour nous convaincre de garder l’esprit ouvert. La mer qui se fend, expliquait-il, c’est tout simplement une marée basse opportune, et, insistait-il, l’essentiel de l’histoire (que je n’ai malheureusement pas retenu, contrairement à l’hypothèse de la marée) n’est pas là.
Dans la paroisse, à la messe du dimanche, un prêtre moderne adoptait la même attitude. Chaque année, à la Saint-Jean, un dîner champêtre était organisé pour souligner l’arrivée de l’été et pour accueillir les villégiateurs. Une année, l’activité fut si populaire que l’on a craint de manquer de hot-dogs. Un simple rationnement, bien accepté par tous, a permis de nourrir à peu près correctement l’assemblée. «C’est ça, la multiplication des pains! s’est exclamé le sympathique curé. Un peu de partage et de modération, et le tour est joué.»
► S’inscrire gratuitement à l’infolettre de Présence
J’ai toujours trouvé charmants ces efforts pour normaliser un texte biblique souvent si confondant. Ils disent déjà, dans leur candeur, que si la Bible dit bel et bien des vérités, ce n’est pas au sens moderne habituel du terme. Cela ne signifie pas que la Bible n’est qu’un recueil de mythes. La méthode historico-critique a établi, par exemple, que Jésus et Pilate, par exemple, ont bel et bien existé et sont de vrais personnages historiques. Il reste que les textes bibliques ne sont pas des reportages et que les vérités qu’ils cherchent à dire ne sont pas d’abord d’ordre historique — bien qu’elles le soient aussi, à certains égards, puisque l’Incarnation marque une inscription réelle dans l’histoire —, mais plutôt d’ordre spirituel ou existentiel.
Une histoire de la vérité
Le bibliste Sébastien Doane explore finement cette question dans La Bible dit-elle la vérité? (Novalis, 2021). La Bible, note-t-il, «donne elle-même des éléments qui indiquent qu’il ne faut pas tout y prendre au pied de la lettre», en exposant ses incohérences et ses étrangetés. Le fait qu’elle se compose de récits qui «sont “arrangés” pour donner un sens aux personnages, aux événements, à la vie» doit guider notre lecture. Nous devons garder en tête qu’«il y a toujours une différence entre le monde décrit dans un récit et le monde réel», sans oublier, concurremment, qu’«il existe toujours un lien entre le monde réel et le monde décrit dans un récit». La fiction, explique Doane, c’est-à-dire non par le mensonge délibéré ou la désinformation, mais la mise en récit d’une expérience, n’est pas une falsification, mais une interprétation du réel.
En lisant la Bible, les fidèles croient lire des textes «inspirés» par Dieu. Les auteurs bibliques auraient ainsi reçu un message divin, et évidemment vrai, qu’il s’agit, pour les lecteurs, de retrouver en son sens le plus pur. Doane, c’est son originalité, insiste surtout, pour sa part, sur «l’inspiration des lecteurs». Au moment même de la lecture, un sens surgit aussi, se révèle, et ce dernier vaut autant, plus peut-être même puisqu’il engage la vie ici et maintenant, que le sens originel exclusivement valorisé par certains.
La célèbre question de Pilate à Jésus — «Qu’est-ce que la vérité?» — est d’une profondeur abyssale. La vérité, explique brillamment Doane, a une histoire, qu’on peut résumer en utilisant le rapport à la Bible en guise d’exemple. Dans la conception prémoderne, la vérité, c’est Dieu. Aussi, devant une incohérence du texte biblique, un lecteur comme saint Augustin ne s’arrête-t-il pas à ces détails et cherche le message divin. La Bible attribue-t-elle des proportions irréalistes à l’arche de Noé? Augustin n’en a cure puisqu’il lit dans cette histoire une invitation à monter sur le navire de Dieu pour obtenir le salut éternel.
Dans la conception moderne, à partir du XVIe siècle, écrit Doane, un regard rationnel s’impose. Voltaire, par exemple, se moque d’un récit biblique dans lequel un poisson avale un homme avant de le recracher, intact, sur le rivage. C’est l’ère, pour les lecteurs les plus avisés de la Bible, de la méthode historico-critique, qui consiste, avec les méthodes de l’histoire scientifique, à essayer de mieux «comprendre le texte en le replaçant dans son contexte d’écriture». On cherche les sources, on les compare, on tente d’établir le vrai sur des bases historiques en distinguant ce qui relève du fait de ce qui relève de l’interprétation croyante.
La conception postmoderne, enfin, naît d’une critique de sa prédécesseure. Ses tenants constatent que l’approche historique, qui se présente comme objective, souffre d’évidentes limites. La quête du Jésus historique, par exemple, débouche sur des résultats fascinants, mais très divers. Ici, Jésus est un juif marginal, là, un rebelle anti-romain, ailleurs un sage, un pharisien ou un essénien. Une quasi constante: «la plupart des portraits du Jésus historique possèdent des caractéristiques des chercheurs qui le décrivent». La féministe trouve un Jésus féministe, le marxiste trouve un Jésus de gauche et ainsi de suite.
Les postmodernes en tirent donc la conclusion que «l’histoire se raconte toujours à partir d’une perspective» et que «notre conception du passé ne peut qu’être faite à partir de notre réalité présente». Ils assument ce perspectivisme, selon le mot de Nietzsche, ce qui donne lieu à une grande variété d’interprétations bibliques engagées. Une lecture écologiste, par exemple, mettra l’accent sur le sort des animaux dans l’arche de Noé, alors qu’une lecture féministe se penchera sur le rôle souvent oublié des femmes dans les récits bibliques.
Doane ne fait pas mystère de son penchant pour l’approche postmoderne. Sa notion d’«inspiration des lecteurs» en relève, de même que sa méthode d’«analyse de la réponse du lecteur», qu’il présentait dans Sortir la Bible du placard (Fides, 2019). «Il ne s’agit pas, explique-t-il, de trouver ce que l’auteur voulait dire, ni de découvrir le sens par la structure du texte lui-même, mais de décrire les options d’interprétations offertes aux lecteurs et lectrices d’aujourd’hui.»
Les critères d’évaluation
Une telle méthode, riche de potentialités interprétatives, n’échappe toutefois pas au danger du subjectivisme, voire du solipsisme. Si chacun, en effet, lit ce qu’il veut dans les textes à partir de son expérience, voire, pour employer un mot à la mode, de son ressenti, tout finit par être acceptable et, par conséquent, plus rien ne l’est vraiment. La vérité de la Bible n’est certes pas celle de la science moderne, mais elle ne saurait être tout et n’importe quoi sans perdre sa valeur.
Conscient de cet écueil, Doane conclut sa réflexion en établissant «quelques critères pour nous guider dans l’évaluation d’une interprétation biblique dans notre contexte actuel en quête de repères». Nous avons tous notre perspective, donc, mais tout ne se vaut pas. Comment faire le tri?
Premièrement, écrit le bibliste, une interprétation, pour être valable, doit respecter le texte commenté et ne pas lui imputer des éléments qui ne s’y trouvent pas. «Contrairement aux affirmations de Raël, note Doane, le texte de la Genèse ne dit rien au sujet d’extraterrestres.»
Deuxièmement, une lecture valable doit tenir compte de ses conséquences éthiques. Soyons clairs: une interprétation qui justifierait le racisme, le sexisme, l’homophobie, l’antisémitisme ou la violence serait irrecevable. Si vous lisez et que ça vous donne ça, relisez mieux. Comme l’indiquait saint Augustin (De doctrina christiana, chapitre XXXVI), si ta lecture ne t’incite pas à aimer ton prochain, c’est qu’elle est mauvaise.
Le troisième critère insiste sur le respect de l’évolution des connaissances. Une lecture, comme le créationnisme, qui se fonde sur le mépris de la science se discrédite.
Le quatrième critère, typiquement postmoderne, postule la reconnaissance de la subjectivité de toute interprétation et, donc, le refus de la prétention à l’exclusivité et à l’objectivité absolue.
Le dernier critère tient compte du fait qu’il n’y a plus d’instance de validation officielle reconnue par tous. On peut, en effet, se livrer à des commentaires bibliques hors de l’Église et les experts en la matière n’interprètent pas à l’unisson. Il reste donc, comme balises, le dialogue avec la tradition — dialogue dans lequel l’Église joue un rôle central — et avec les autres. «La vérité, écrit Doane, même si elle est exprimée à partir d’une perspective personnelle, entre en dialogue avec les autres personnes qui l’entendent et qui peuvent souligner en quoi cette interprétation porte quelque chose de vrai ou de faux à leurs oreilles.»
Le miracle de la parole vraie
Dans «Je n’ai personne pour me jeter dans la piscine», un texte paru dans les Cahiers de spiritualité ignacienne (septembre-décembre 2015), Gaston Ndaleghana Mumbere propose une interprétation de l’épisode de la guérison du malade de Bézatha (Jean 5, 1-15). À Jérusalem, des malades et des infirmes sont près d’une piscine dont l’eau aurait des vertus miraculeuses. Quand l’eau bouillonne, le premier qui y entre est guéri. Jésus, passant par là, s’adresse à un homme malade depuis 38 ans. Il lui demande s’il veut recouvrer la santé. L’homme répond: «Seigneur, je n’ai personne pour me jeter dans la piscine quand l’eau vient à s’agiter, et pendant que moi j’y vais, un autre descend avant moi.» La célèbre réplique de Jésus suit: «Lève-toi! Emporte ton grabat et marche.»
On peut bien sûr se demander si cette histoire est vraie, si les choses se sont réellement déroulés ainsi. On ne le saura probablement jamais, mais est-ce vraiment ce qui importe? La vérité de ce texte est ailleurs. La parole de Jésus, explique Mumbere, amène l’homme à formuler la vraie cause de son problème, c’est-à-dire «ses relations avec les autres». Personne ne l’aide, dit-il, les autres passent avant lui. Le miracle, si on peut parler ainsi, provient lui aussi de la parole. Jésus dit au malade de se lever, d’accepter son état (le grabat) et de marcher, c’est-à-dire d’aller vers les autres, au lieu de se plaindre. Le miracle, c’est moins la guérison physique que «le décloisonnement, l’ouverture vers l’autre» et la responsabilisation.
Les textes bibliques, écrit Sébastien Doane, «disent vrai lorsqu’ils me donnent des mots pour mieux comprendre la vie, ma vie». J’aime bien ceux-là: «Lève-toi! Emporte ton grabat et marche.»
***