Lâcher prise. Cette expression à la mode, servie à toutes les sauces, m’énerve. Flou et, par conséquent, galvaudé, le concept a souvent des relents de mysticisme en toc ou de psychothérapie à deux sous.
En même temps, je ne peux nier sa pertinence dans une acception plus modeste. Si, en effet, lâcher prise veut dire relativiser les petits soucis de la vie dans le but de distinguer l’essentiel de l’accessoire, je veux bien. Je connais des gens qui se font des montagnes avec des riens et qui se minent le moral en se laissant habiter par des choses qui ne devraient pas avoir prise sur eux. Il m’arrive, dans ces situations, d’avoir envie de leur dire de lâcher prise, mais, comme je n’aime pas l’expression, je me contente souvent de leur suggérer d’en revenir.
Quand j’ai appris qu’un livre sérieux se penchait sur la notion, j’ai voulu le lire pour voir si j’avais raison de m’en méfier. Issu d’un mémoire de maîtrise en sciences des religions déposé à l’Université Laval en 2018, L’expérience de la falaise (Novalis, 2020), de Félix Tanguay, entend proposer, comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, «une spiritualité du lâcher-prise». En plus d’être versé en matière religieuse, l’auteur détient des diplômes en histoire et en linguistique. Ça augurait bien.
Je n’ai pas été déçu. D’entrée de jeu, Tanguay invite à la prudence devant «la société contemporaine [qui] nous canonne de boulets de bonheur bidon» et devant le concept de lâcher-prise, «puisqu’un mot qui renvoie à tout ne renvoie plus à rien». Sa démarche, annonce-t-il, comporte deux temps: une mise en contexte historique et critique de la notion, suivie d’un essai de reconstruction. Ce «double voyage» s’avère instructif et captivant.
Du protestantisme à la contre-culture
L’expression «lâcher prise», note Tanguay, apparaît d’abord en anglais, en 1835, dans un livre du protestant américain Oliver Alden Taylor. L’histoire de la falaise est la suivante. Un voyageur égaré tombe dans un précipice, mais évite la chute au fond du trou en s’agrippant à un buisson. Un étranger qui passe voit la scène, se place sous le voyageur et lui dit qu’il sera sauvé en lâchant prise. Le voyageur, explique Taylor, c’est le pécheur que nous sommes et l’étranger, c’est Jésus. «Lâcher prise, ici, veut donc dire croire en Jésus, s’abandonner à sa parole et à sa volonté», résume Tanguay.
L’expression «letting go» sera ensuite reprise par deux courants religieux américains, la Science chrétienne et le mouvement Nouvelle Pensée, dans un sens analogue, auquel s’ajoute une dimension métaphysico-thérapeutique. On prétend, cette fois, «que l’esprit est plus fort que la matière» et qu’il faut donc, pour guérir de diverses maladies, physiques ou morales, «abandonner la croyance en la matière» et «penser positivement». Un ouvrage à succès comme Le Secret (2006), de l’Australienne Rhonda Byrne, reprendra, cent ans plus tard, ce discours «foncièrement antiscientifique», note Tanguay, en l’inscrivant dans une logique capitaliste.
Dans une approche plus rigoureuse, le célèbre psychologue américain William James se penchera à son tour sur l’idée du lâcher-prise, dans le but d’aider ses compatriotes souffrant de dépression, alors appelée neurasthénie. En 1906, dans L’expérience religieuse: essai de psychologie descriptive, James constate que les dépressifs s’épuisent en voulant surmonter leur détresse et doivent donc plutôt chercher à décrocher, pour en finir avec l’inquiétude qui les ronge afin d’aspirer à une certaine paix intérieure. «C’est faire naufrage pour arriver au port, écrit-il. C’est mourir pour renaître à la vie véritable.» James, en reprenant l’histoire de la falaise, évoque l’idée «d’écarter un instant notre petit moi, toujours agité, pour s’apercevoir de la présence en nous d’un Moi plus majestueux».
Dans les années 1950, le bouddhisme connaît une certaine popularité aux États-Unis et nourrit, à sa façon, notamment en proposant un dépassement de l’ego, l’idée du lâcher-prise. Lors de la décennie suivante, le prêtre épiscopalien anglais Alan Watts deviendra une figure importante de la contre-culture en vulgarisant ce bouddhisme à l’occidentale. Il faut, écrit-il, accepter la vie sans l’intellectualiser, il faut laisser aller les pensées sans intervenir. Son message, dans l’air du temps, sera souvent compris comme une invitation à une spontanéité débridée, libérée de toute morale.
Confiance et engagement
Qu’est-ce, alors, que le lâcher-prise? demande Tanguay après cette exploration historique. Il en propose la définition suivante: «Le lâcher-prise serait une expérience intérieure de (ré) générescence psychospirituelle, de transformation du cœur, survenant involontairement et naturellement lorsqu’une personne a épuisé toute la force de sa volonté et de son ego et n’a d’autres options que de laisser place à la force de Vie, qui libère, comble et élève.» Ce lâcher-prise comporterait une dimension intérieure (abandon d’idées négatives) et une dimension extérieure (abandon de comportements nuisibles à la progression spirituelle).
Un lâcher-prise qui serait autre chose qu’un banal décrochage, qu’un insignifiant à-quoi-bon, qu’une douteuse et fragile béatitude nouvelâgeuse, reposerait sur quelques attitudes fondamentales, explique Tanguay. La première d’entre elles concerne la confiance en la vie, l’idée «que la vie est bonne et sensée», que l’optimisme est moralement légitime. On peut penser, ici, à l’attitude d’une Etty Hillesum, qui garde foi en la vie même dans l’enfer nazi.
Dans le monde actuel, note Tanguay, cette foi n’est pas évidente. Le matérialisme scientifique, en présentant l’humain comme le fruit d’un hasard et comme un «agencement neuronal», a sapé les anciennes conceptions de l’homme en tant que sommet de la création voulu par Dieu. Tanguay n’est pas réactionnaire et ne rêve pas d’un retour du religieux, mais il en «appelle plutôt à un retour de la possibilité du sens», à une conception de l’existence dans laquelle l’humain trouverait une place signifiante dans le monde. Il souhaite «une conception que ne perd pas de vue la science et qui assume la part de profondeur et de mystère qui nous échappe».
La deuxième attitude fondamentale à cultiver est l’engagement. Tanguay aborde ici un des nœuds de l’affaire et la raison principale de ma méfiance quant à la pertinence de la notion de lâcher-prise. Ce dernier, en effet, est-il volontaire ou involontaire? S’agit-il simplement de ne rien faire, de relaxer, de décrocher pour trouver la paix et le bonheur ou faut-il plutôt s’engager activement dans cette quête?
Certains auteurs, comme le chirurgien et psychiatre français Hubert Benoit (1904-1992), affirment que tout est parfait dans l’être et qu’il s’agit de laisser advenir la béatitude. La grâce suffit, donc, et les œuvres sont superflues. Cet abandon spirituel ne trouve pas grâce à mes yeux. Dans Matthieu 25, le message de Jésus le contredit, justement: «Je vous le déclare, c’est la vérité: toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait.» Notez l’usage de verbe «faire». La Lettre de Jacques (2, 17) le confirme: «Il en est ainsi de la foi: si elle ne se manifeste pas par des actions, elle n’est qu’une chose morte.»
Une ouverture à la transcendance
Je ne crois donc pas à une spiritualité sans effort intérieur et extérieur. Tanguay non plus, d’ailleurs, qui précise que si le lâcher-prise au sens noble du terme peut être possible, c’est uniquement dans la mesure où le terrain a été préparé par «un travail intense de la volonté dans le processus» puisque «l’effort et l’éthique dans la voie spirituelle sont la base même qui propulse le changement».
Compris en ce sens, le lâcher-prise est une ouverture à la transcendance. Or, une telle disposition n’advient pas par magie et exige une éducation spirituelle, totalement négligée à l’époque contemporaine. «La disparition de la dimension spirituelle de l’être humain ne va pas sans conséquence, écrit Tanguay. Si le besoin d’absolu viable, véritable et satisfaisant sur le plan spirituel n’est pas comblé, d’autres tentatives d’absolu prendront la place. Présentement, dans l’espace public, dans la culture générale, les voies offertes et valorisées nous rivent au sol. On ne nous offre que des absolus bidons», comme la célébrité, le pouvoir, la richesse et la consommation.
Le lâcher-prise auquel nous invite Tanguay n’est pas cette idée molle qu’on nous sert à gauche et à droite. Il correspond plutôt à l’étape ultime d’un processus de «transformation du cœur», qui passe par un travail spirituel sur notre relation à nous-mêmes, aux autres et à Dieu ou, si le mot ou l’idée vous dérange, à ce que Fernand Dumont appelait une «transcendance sans nom», en l’absence de laquelle on ne saurait penser avec profondeur la place de l’humain dans le monde et le sens de la vie.
Pour nous soutenir dans ce travail, Tanguay propose cinq pratiques: la méditation, la prière, l’autocritique, le jeûne et la chasteté occasionnelle. S’il s’agissait là des seules voies possibles vers la transcendance, je devrais déclarer forfait puisque, à part l’autocritique et, si peu, la prière, aucune de ces voies ne me convient. Plus encore, et sans nier la valeur qu’elles peuvent avoir pour certaines personnes, je les trouve trop tournées vers le soi et pas assez vers le monde.
Il m’arrive parfois de lâcher prise en fréquentant de grands auteurs ou en écoutant de la musique de qualité. Chaque fois, j’en ressors avec la ferme intention de tenir bon.
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