Mettre le feu sur la terre (Fides, 2001) est l’un des meilleurs livres écrits par un prêtre que j’ai lus dans ma vie. Dans cet essai autobiographique, Mgr Paul-Émile Charbonneau raconte les sept grâces qui ont changé sa vie, qui l’ont converti. Ces grâces, ces «venues de Dieu», explique-t-il, «sont ces envahissements de tout l’être qui nous arrivent la plupart du temps sans avertissement, qui nous donnent un choc». Il peut s’agir d’une lecture, d’une personne ou d’un engagement, ajoute-t-il. Dans Mettre le feu sur la terre, il présente les siennes dans un style alliant une chaleureuse simplicité pastorale et une énergique force de conviction. 20 ans plus tard, ce livre, que je viens de relire, n’a pas pris une ride.
Paul-Émile Charbonneau est mort en mai 2014, à l’âge de 92 ans, après une longue vie religieuse inspirée par l’esprit de Vatican II, la plus durable et la plus radicale des grâces de son existence. Profondément catholique et résolument moderne à la fois, Charbonneau, en accord avec Jean XXIII qui choisissait le «remède de la miséricorde» plutôt que «les armes de la sévérité», rêvait d’une Église qui mettrait en avant l’esprit plutôt que la loi, la Bonne Nouvelle plutôt que les leçons et les Béatitudes avant les Commandements.
Il ne cachait pas, dans Mettre le feu sur la terre, ses déceptions. «J’étais plus à l’aise dans l’Église de 1962, à couleur d’Évangile, que dans l’Église d’aujourd’hui, à couleur de catéchisme», écrivait-il alors que Jean-Paul II était encore pape. On devine que le pontificat de François aurait été un baume pour ce partisan d’une Église humble et missionnaire. Mgr Charbonneau n’était pas un chef religieux; c’était un modèle de catholique engagé.
Une Église à l’image et à l’écoute du monde
L’historienne nonagénaire Denise Robillard lui rend un bel hommage dans Témoin d’une Église de printemps (Novalis, 2021), une courte biographie qui s’articule autour des sept grâces déjà évoquées par Mgr Charbonneau, en leur ajoutant des détails significatifs.
La veille du concile, le 10 octobre 1962, Charbonneau, à Rome, achète quelques journaux et magazines. Il y lit, notamment, un court texte dans lequel Jean XXIII se présente. «Je suis comme tout homme ici-bas, dit le pape. Avec la grâce d’une bonne santé physique et suffisamment de bon sens pour voir rapidement et clairement au fond des choses; avec un penchant à aimer les hommes qui me font demeurer fidèle à la loi de l’Évangile, respectueux de mon droit comme de celui d’autrui, et qui m’empêche de faire du mal à qui que ce soit, et même m’encourage à faire du bien à tous. Je viens de chez les humbles.»
Touché par cette déclaration, Charbonneau lit ensuite un éditorial dans Paris Match. «Pères du concile, écrit le journaliste Jean Farran, votre père était docker ou mineur ou boulanger. Vous êtes à l’image du monde dont vous avez la charge.» Le lendemain, dans la procession d’entrée du concile, Charbonneau, fils d’un gérant de Caisse populaire, médite ces appels au service et à l’humilité. Ce sera la grâce centrale de sa vie, la quatrième, celle qui le fait passer, selon la formule de Jean XXIII, «d’une Église triomphante à une Église servante et pauvre», à l’écoute du monde.
Le culte et l’évangélisation
Né à Sainte-Thérèse-de-Blainville le 4 mai 1922, Charbonneau se passionne rapidement pour le latin, l’instruction religieuse, l’histoire et la langue française au séminaire de l’endroit. La messe quotidienne, toutefois, le laisse plus froid, jusqu’à ce qu’un abbé lui fasse découvrir l’œuvre éblouissante du prêtre et théologien suisse Maurice Zundel, qui l’initie à la beauté du culte. C’est la première grâce, en 1940.
L’année suivante, avec un ami, à la demande du vicaire de la paroisse, Charbonneau reçoit la mission de préparer les enfants d’une famille pauvre et exclue à la communion. Ce sera la deuxième grâce, celle qui lui révèle «que culte et évangélisation sont inséparables», écrit Robillard.
Ordonné prêtre en 1947 après des études un peu décevantes au Grand Séminaire de Montréal, Charbonneau prononce son premier sermon à la paroisse Saint-Jérôme, le jour de la Saint-Jean, sermon dans lequel «il fait l’éloge des ancêtres qui ont dit non à ceux qui voulaient leur enlever leur foi et leur langue», résume l’historienne. Il y plaide pour un patriotisme qui «doit se tenir dans le juste milieu entre la trahison à la race et à la patrie, et l’exaltation maladive de cette race et de cette patrie».
En 1950, en vacances à Paris, il assiste à une messe en compagnie d’un couple d’amis. Il y vit sa troisième grâce. Le vicaire célèbre face au peuple et le curé, en chaire, invite les paroissiens, qu’il connaît par leur nom, à aller visiter l’un, qui vit seul, à aller aider l’autre, qui attend un enfant, etc. Quand il deviendra curé de la cathédrale de Saint-Jérôme, en 1955, Charbonneau s’en souviendra. C’est là, d’ailleurs, qu’il mènera, avec le sociologue Fernand Dumont et l’abbé Jacques Grand’Maison, notamment, la Grande Mission, une enquête visant à faire le portrait de la situation religieuse et humaine dans le diocèse, afin d’identifier les besoins des paroissiens. Dans Mettre le feu sur la terre, Charbonneau rend hommage à Dumont, «un laïc d’une extraordinaire qualité», avec qui il participera aussi à la Commission d’enquête sur l’avenir de l’Église au Canada français en 1968. Dumont «était pour nous le témoin du travail bien fait, de la droiture et d’une vie de pauvreté évangélique», écrit Charbonneau.
Audacieuses Béatitudes
Nommé évêque du nouveau diocèse de Hull en 1963, Charbonneau souhaite y insuffler l’esprit de Vatican II, en mettant en avant la promotion du laïcat, l’option préférentielle pour les pauvres et la réforme liturgique. «Le christianisme a changé, résume Robillard. Le discours religieux passe de l’importance du sacrifice à la valorisation de la personne humaine, libre et responsable.» Ça ne sera pas toujours facile. Les audaces de Charbonneau heurteront les mentalités conservatrices.
En 1973, fatigué et aux prises avec des problèmes cardiaques, l’évêque demande la permission de démissionner. Dans Mettre le feu sur la terre, il s’amuse à raconter la réaction de sa mère à cette nouvelle. «Tu retombes pas prêtre toujours?» lui demande-t-elle. «Comme Mme Zébédée [la mère des apôtres Jacques et Jean qui revendiquait pour ses fils une place d’honneur dans le Royaume], elle passait subitement du pouvoir au service», écrit Charbonneau.
Dans les années suivantes (1973-2006), il se consacrera à l’animation de retraites pour les prêtres en quête d’un nouveau souffle, afin, écrit-il, de leur redonner l’espérance. Concomitante à cette cinquième grâce, la sixième surviendra en 1980, à l’occasion d’un voyage en Israël lors duquel, passant du mont Sinaï au petit mont des Béatitudes, il expérimente à nouveau la révélation. «En haut du Sinaï, écrit-il, c’était le ravissement, l’émotion. Ici, au mont des Béatitudes, c’est l’éclaircissement, la compréhension, la pénétration. […] Le message de Jésus révèle ainsi la grandeur de la liberté de la personne. L’exigence que Jésus apporte n’est pas celle d’une Loi imposée de l’extérieur, comme la Loi surgissant des éclairs du Sinaï. Pour Jésus, la Loi est désormais intérieure à la personne; elle jaillit de la conscience de celui qui a opté pour le Royaume.» En 1991, quand il aura la faiblesse de rabrouer un clochard pendant une promenade sur les plaines d’Abraham pour le regretter amèrement aussitôt, Charbonneau, ce sera sa septième grâce, constatera que la conversion du cœur n’est jamais une mission achevée.
Le temps de la gratitude
En 2015, son collègue Remi De Roo, longtemps évêque de Victoria en Colombie-Britannique, résumait l’esprit de l’œuvre apostolique de Charbonneau: «Dépasser l’ère de la soumission puérile sinon simpliste aux dix Commandements, pour embrasser courageusement notre vocation universelle à suivre d’une façon adulte et responsable l’esprit des Béatitudes.»
Il fut un temps, au Québec, où les prêtres et les évêques étaient considérés comme des guides dont il convenait d’honorer la sagesse et la mémoire. Ce temps est révolu. Or, s’il faut se réjouir du fait que l’époque actuelle soit libérée des diktats d’une religion triomphante, on peut déplorer qu’elle ne sache même plus reconnaître les hérauts d’une foi adulte et libératrice.
Mgr Charbonneau — qui avait choisi comme devise pour son blason d’évêque «Je suis venu mettre le feu sur la terre», une formule de Jésus consignée en Luc 12, 49 — fut de ceux-là. En le rappelant à notre mémoire, en le faisant revivre, Denise Robillard fait œuvre de gratitude et de justice. Qu’elle en soit remerciée.
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