Que se passe-t-il en Occident en général et au Québec en particulier? Pourquoi tant d’anxiété, tant de détresse, tant de problèmes de santé mentale chez des gens dont les conditions objectives de vie sont plutôt confortables à l’échelle de l’histoire humaine? Comment expliquer la fragilité psychique des humains contemporains dans des pays libres et prospères, fragilité mise en lumière encore plus fortement par la crise sanitaire engendrée par la COVID-19?
«Les chroniqueurs ont beaucoup parlé des ressources en santé mentale nécessaires pour limiter les problèmes psychologiques qui naissent du traumatisme actuel, écrit Mgr Marc Pelchat dans Accueillir la vie d’après. Réflexions pour un temps de pandémie (Médiaspaul, 2020). On parle moins des ressorts spirituels et des ressources intérieures, nourris par de profonds courants provenant de sources religieuses, philosophiques ou humanistes.»
Et s’il avait là une piste, voire la piste à suivre pour comprendre l’épidémie de détresse et d’anxiété qui n’a pas attendu la crise sanitaire pour frapper? Et si le problème avait trait, n’ayons pas peur du mot, à l’âme et, plus précisément, pour reprendre la formule de l’essayiste américain Allan Bloom à «l’âme désarmée»?
Qu’est-ce que l’âme?
Fonder une argumentation explicative sur la notion d’âme ne va pas sans difficulté. «Héritage de la philosophie grecque, le mot âme, élagué puis poli par la théologie chrétienne, a été assaisonné à tant de sauces qu’on a du mal à le recentrer sur un être de chair et de sang», écrit à raison l’écrivain Denis Tillinac dans son Petit dictionnaire amoureux du catholicisme (Pocket, 2013). La notion, en effet, est floue. Voltaire, dans son Dictionnaire philosophique (1764), parle du mot comme d’un «terme vague, indéterminé, qui exprime un principe inconnu d’effets connus que nous sentons en nous». On pourrait dire de l’âme ce que saint Augustin dit du temps: nous savons très bien ce que c’est jusqu’à ce qu’on nous demande de l’expliquer.
Peut-on, pour autant, s’en passer? Comment appellera-t-on, alors, ce qui, selon le Petit Larousse de la philosophie, «donne forme au corps et l’anime»? Même un philosophe matérialiste et athée comme Michel Onfray fait une place au mot dans son Dictionnaire (Cherche midi, 2019). «L’âme, écrit-il, c’est la couleur de l’être, le style d’une ombre, la danse d’une démarche, la texture d’une voix, son rythme et son débit, l’âme, c’est bien ce qui reste du corps quand il n’est plus là, bien qu’on sache que le corps n’est pas tout.» Si la charge mystique du mot vous dérange, vous pouvez parler de «vie intérieure», mais vous devrez convenir, sans entrer dans le débat entre les matérialistes et les spiritualistes, que cette idée d’une part de l’être insaisissable et pourtant fondamentale est incontournable pour penser l’expérience humaine.
Dans L’âme retrouvée (Médiaspaul, 2020), un essai sur les leçons spirituelles à tirer du temps de crise actuel, le théologien Jean-François Gosselin abonde en ce sens. «Nous sommes porteurs, écrit-il pour définir l’âme, d’un mystère qui est l’expression par excellence de la vie qui bouillonne en nous, de l’unicité et de la dignité de chacun de nous et de l’espérance qui nous ouvre vers au-delà.» La crise, en nous privant de nos repères habituels, en nous faisant sortir du tourbillon de nos préoccupations et soucis quotidiens, en nous mettant à l’épreuve d’une liberté de mouvement entravée, du temps soudain disponible, de la solitude et de l’idée de la mort, pourrait, suggère Gosselin, être une occasion de renouer avec ce mystère, de l’explorer afin de mieux comprendre nos «efforts d’exister et de vivre pleinement».
Nous sommes, en tant qu’humains, fragiles – la crise a bien montré que même la science conquérante ne peut nous assurer une existence garantie «zéro-risque» –, mais nous avons malgré tout soif d’infini. C’est justement «cette capacité de dépassement, de débordement, de transgression des limites du corps qui caractérise l’âme humaine», écrit Gosselin. Et cet élan vers l’idée d’infini se condamne à l’échec s’il croit pouvoir être assouvi par les choses matérielles. «Nous sommes trop souvent comme le fils prodigue qui a tout pour être heureux auprès du Père, mais qui choisit l’exil pour s’étourdir dans des choses de peu d’importance», note le théologien. La clé se trouve plutôt dans la liberté intérieure. «Penser, concevoir, imaginer, créer, se souvenir, prier, espérer, désirer, tout cela peut nourrir une activité intérieure créatrice et intense qui ne connaît pas les limites physiques» et que nul confinement ne peut entraver.
Panne de sens
Pour que la motivation, le goût de vivre, ne fasse pas défaut, il importe, selon Gosselin, de réunir trois éléments: un objectif clair, la liberté d’action et «le sentiment que le but poursuivi est pertinent ou porteur d’une signification profonde».
De nombreuses personnes sont aux prises avec des obstacles socioéconomiques qui empêchent leur liberté d’action. Je ne parle pas, ici, de celles-là, qui ont assurément besoin d’une aide extérieure, mais des autres, dont les conditions objectives de vie, sur ce plan, ne constituent pas un problème. Or, il apparaît évident – toutes les détresses existentielles engendrées ou révélées par la crise le montrent – que bien des hommes et des femmes de ce temps, dans cette situation, peinent à combler le troisième élément. Même en se donnant des buts et en les atteignant, ils finissent par s’effondrer, à cause de l’insignifiance de l’objectif. «La paix, explique par exemple Gosselin, n’est pas là où l’on pense. Elle ne nous attend pas dans les lieux de repos factice ou dans la quête d’états seconds agissant à la manière d’un paradis artificiel qui s’évanouit comme des rêves aussitôt qu’on les quitte.» Personne, en effet, n’a trouvé le bonheur en allant à Disney, et il est plus sage de penser «que je peux aller au bout de moi-même en restant chez moi».
Mais, alors, ce sens qui manque à mon âme, où est-il?
On ne désaltère pas une soif d’infini avec des expédients accessibles grâce à une carte de crédit ou avec des divertissements qui comblent temporairement le vide causé par une panne d’essentiel. Avec quoi la désaltère-t-on, alors? «Dans la sagesse antique, écrit Gosselin, l’âme trouve sa voie en s’élevant au-dessus des réalités matérielles vers les réalités spirituelles: la beauté, la bonté, la vérité, l’amitié, la justice et combien d’autres.» Le christianisme, qui place l’origine de ces réalités dans un Dieu d’amour les offrant en partage aux humains afin qu’ils se les offrent à leur tour entre eux, ne dit pas autre chose.
Or, ces vertus, ces réalités spirituelles, ne naissent pas par génération spontanée, n’émergent pas du vide. Il est illusoire de croire que l’être inculte qui se met, du jour au lendemain, à faire de la méditation pour se rebrancher sur son intérieur y trouvera des trésors. Gosselin le mentionne en avançant que, «pour bien réfléchir, il importe aussi de visiter la pensée des autres et de se laisser visiter par des idées autres que les siennes». C’est d’ailleurs ce qu’il fait. Je voudrais, à mon tour, pousser cette idée plus loin.
Transcendance et tradition
On ne peut qu’être d’accord avec le théologien quand il constate que le problème fondamental de la culture contemporaine est qu’elle a évacué toute forme de transcendance. «Devant cette vision commune aujourd’hui d’une humanité sans destinée ni ressources spirituelles, sans transcendance, confinée sur elle-même, laissée seule avec elle-même, faut-il se surprendre, demande-t-il, que l’être humain se lasse rapidement et tombe vite dans le désenchantement d’un avenir sans promesses? Sans finalité, sans telos, on ne sait où aller ni vers qui se tourner. On se laisse guider par les goûts du jour, les valeurs du marché, le plaisir, l’attrait des changements technologiques et autres. […] La preuve n’est certainement pas faite en Occident qu’un monde sans Dieu ait produit un monde plus humain. Peut-être n’avons-nous jamais été plus seuls.»
Il n’y a rien à redire à cette pénétrante description de la détresse de l’humain contemporain. Elle risque toutefois d’être sans effet sur ceux qui se rebiffent dès qu’ils entendent le mot «Dieu». Serait-ce à dire que les âmes réfractaires à la foi religieuse sont condamnées à l’impasse? Non, bien sûr, puisque croyants et incroyants ont une vie intérieure qui doit être nourrie et que, de toute façon, il ne suffit pas de dire «je crois en Dieu» pour retrouver notre âme.
Allan Bloom, dans L’âme désarmée, voyait dans la fréquentation des grandes œuvres, particulièrement littéraires et musicales, la voie à suivre pour redonner aux hommes et aux femmes de ce temps une armature morale digne de ce nom, une vie intérieure suffisamment forte et riche pour résister aux dérives contemporaines et à la détresse qu’elles engendrent.
Tant et aussi longtemps qu’a existé un solide monde de la tradition dans lequel des principes moraux et une vision du monde signifiante se transmettaient sans perte d’une génération à l’autre, l’âme se voyait offrir, par cette culture première, pour parler comme Fernand Dumont, des assises costaudes, principalement catholiques dans le cas du Québec. Des parents analphabètes et des sociétés peu instruites pouvaient léguer une consistante nourriture de l’âme aux nouvelles générations. Ce monde n’est plus. Il ne reste donc, aujourd’hui, que le monde de la culture seconde, de la grande culture, pour assumer ce rôle, par l’entremise de l’école. Cela vaut pour les croyants comme pour les incroyants.
Maîtres en humanité
«La croissance spirituelle, écrit Mgr Pelchat, est un chemin qui va de l’extérieur vers l’intérieur pour sortir à nouveau vers les autres et vers un Autre.» Qu’est-ce à dire? Que l’âme a besoin d’aller chercher dans le monde la substance de sa vitalité pour pouvoir ensuite la redonner au monde, c’est-à-dire aux autres. Paul Ricœur expliquait excellemment la même chose:
Contrairement à la prétention du sujet à se connaître lui-même par intuition immédiate – c’était le rêve du Cogito de Descartes et de l’idéal de la transparence de soi à soi cultivé par la tradition réflexive qui l’a suivi –, il faut dire que nous ne nous comprenons que par le grand détour des signes d’humanité déposés dans les œuvres de la culture. Que saurions-nous de l’amour et de la haine, des sentiments éthiques et, en général, de tout ce que nous appelons le soi, si cela n’avait pas été porté au langage? Dès lors, comprendre, c’est se comprendre devant le texte, et recevoir de lui un soi plus vaste. La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’ego.
Les nourritures de l’âme, aujourd’hui, ce sont les œuvres des grands créateurs – la Bible en fait partie, évidemment, mais aussi les œuvres de Victor Hugo, de Gabrielle Roy, de Gaston Miron, de Milan Kundera, de Mozart et les autres de la même famille –, ces maîtres en humanité fragile mais assoiffée de sens et d’infini.
Je sais, ce n’est pas scientifique, mais les causes de la détresse contemporaine – c’est mon hypothèse – ne le sont pas non plus dans bien des cas. L’âme, c’est-à-dire la vie intérieure, a moins besoin de médicaments que de sens, incertain, certes, toujours en révision, mais ancré dans la réalité et ouvert à la transcendance, c’est-à-dire à ce qui nous dépasse et nous relie, plus que pour un instant, les uns aux autres.
L’école, ici comme ailleurs, avec l’appui de la société, devrait être le lieu de ce projet. Elle ne le sait plus.
***