Depuis l’invasion de 2003, le peuple irakien assiste à une brutale détérioration de la société civile au point de regretter les jours où Saddam Hussein tenait les rênes du pouvoir. Dans un pays où sévit sans trêve une violence sectaire entre sunnites, chiites et Kurdes, l’anarchie règne et s’amplifie par la présence des forces américaines et des paramilitaires iraniens. Le résultat? Entre 2003 et 2010, quatre millions de réfugiés ont gagné des pays voisins, sans compter des millions d’autres qui se sont déplacés à l’intérieur du pays. Malgré l’élection d’un nouveau gouvernement, le pays a continué à être le théâtre d’affrontements ethniques. Avec le «Printemps arabe» qui a plongé la Syrie dans une guerre civile brutale, l’État islamique en Irak et en Syrie (EIIS) a pris le contrôle effectif d’une grande partie du territoire irakien en 2014-2016.
Avec la défaite en 2017 de l’EIIS, tombé aux mains des forces locales et d’une coalition internationale, le peuple irakien se retrouve encore confronté à la même question: comment faire avancer le processus de paix et de stabilité malgré les questions sectaires non résolues et les graves difficultés économiques? Pour la majorité des Irakiens, la victoire sur l’EIIS s’est révélée une bonne chose. Cet avis n’est pas partagé par les démunis: beaucoup d’entre eux vivent dans des conditions pires qu’auparavant, caractérisées par un taux de chômage élevé, le sous-emploi, le manque d’accès à la nourriture et aux soins de santé.
Du coup, un nouveau phénomène s’est produit en octobre dernier: les Irakiens, que l’appartenance culturelle ou religieuse divisait autrefois, se sont mis a manifester dans un esprit de solidarité. Kurdes, sunnites et chiites se sont ligués contre un gouvernement qu’ils qualifient de profondément corrompu. Au cours des trois mois de manifestations, le gouvernement a répliqué brutalement: plus de 300 personnes sont mortes et 10 000 ont été blessées. Las, brisé et en colère, le peuple, un singulier amalgame de groupes, est plus déterminé que jamais à voir les choses évoluer. Beaucoup se demandent à présent si l’Irak peut éviter de plonger dans une guerre civile.
Profondément affectés depuis 2003, les chrétiens ont un autre motif d’inquiétude. Si la violence augmente à nouveau, pourront-ils demeurer au pays? En seulement 17 ans, leur nombre a diminué de 85 % — une véritable tragédie que certains ont qualifiée de génocide. L’Irak compte à présent moins de 200 000 chrétiens; nombreuses sont les personnes de ce groupe qui se demandent si rester au pays est même une option. Faussement étiquetés comme les «agents» de l’Occident, ils ont été pris pour cible par des fanatiques bien avant l’ascension de l’EIIS. S’attendant à être harcelés et discriminés, les chrétiens craignent toutefois bien pire. Un chrétien irakien m’a récemment avoué que l’EIIS ne faisait que terminer leur mission en s’en prenant à eux. Selon notre personnel posté en Jordanie et au Liban, des familles chrétiennes continuent d’y affluer chaque semaine en provenance d’Irak. Affaiblies, découragées, ces familles sont en quête d’un nouveau départ.
On m’a récemment demandé ce qui pouvait être fait pour sauver cette communauté ancestrale. J’ai répondu: «la paix». Seule la paix peut garantir la stabilité et l’espoir d’un avenir meilleur pour l’ensemble du peuple irakien. La question complémentaire était la suivante: «est-ce que la paix est pour bientôt?» La guerre en Syrie étant presque terminée, il semble que les puissances régionales et internationales pourraient dès lors se concentrer sur l’Irak comme nouveau champ de bataille par procuration. L’assassinat de Soleimani semble appuyer cette idée. Or, ma réponse à la deuxième question est négative.
De nombreuses personnes continuent de me demander pourquoi nous devrions nous préoccuper du sort des chrétiens d’Irak et du Moyen-Orient. La réponse à cette interrogation est claire comme de l’eau de roche. Le peuple irakien est natif de cette terre dont l’histoire remonte à près de 2000 ans. Ce peuple a longtemps joué un rôle essentiel dans les services sociaux, dans l’éducation et la création d’emplois. Il a servi de pont entre les cultures.
Souvent ignorés, les chrétiens devraient être considérés comme des partenaires directs dans la consolidation de la paix au lieu d’être chassés sans recours de leur patrie ou de connaître un sort encore pire.
Carl Hétu
Directeur du bureau canadien de l’Association catholique d’aide à l’Orient (CNEWA)