Les cours de philosophie au collégial ont changé ma vie. J’avais 17 ans et j’étais issu d’une famille de classe populaire dont la trame était chrétienne, mais qui valorisait toujours les idées, la critique tous azimuts et la lecture en tous genres. Je suis donc entré en classe de philo, à Joliette, dans les années 1980, avec un fort désir et une grande curiosité. Je n’ai pas été déçu.
Trois de mes quatre cours de philo m’ont permis de rencontrer des professeurs de vie, des modèles de sagesse. En philo 1, Florian Péloquin m’a initié à la logique de l’argumentation, mais il m’a surtout inspiré par son attitude existentielle. Détenteur de deux doctorats (philosophie et éducation), l’homme brillait par son absence totale de prétention et par sa souveraine mais douce insolence devant les normes sociales, qui s’incarnait dans une simplicité volontaire libératrice. Je l’admirais.
En philo 2, André Baril m’a fait découvrir une foule de penseurs — Freud, Glucksmann, Kristeva, Sollers, Jean Larose et d’autres — qui m’ont donné le goût de la littérature et de la philosophie contemporaines ainsi que de l’exploration de pistes inédites. De toute ma vie, surtout, je n’ai jamais rencontré une personne aussi généreuse que lui, de son temps, de son argent, de ses idées, de tout. Je le considère comme une sorte de saint laïque.
En philo 3, en me parlant de Freud, de Nietzsche, de Sartre et d’Hubert Reeves, à qui il ressemblait un peu, d’ailleurs, Michel Gougeon m’a fait entrer dans un univers philosophique ouvert à la spiritualité laïque et à la poésie. Je garde un tendre souvenir du moment où il m’a fait cadeau d’Ainsi parlait Zarathoustra de Nietzsche. Pédagogue de la douceur et de l’attention à l’autre, Michel aimait autant la grande ville que la nature et semblait toujours être en train de dire merci au cosmos. Je voulais lui ressembler.
Ces enseignants m’ont accueilli pendant des heures dans leur bureau pour des discussions philosophiques amicales. Quand je suis revenu au cégep de Joliette pour y enseigner à mon tour, je les ai retrouvés comme collègues avec grand plaisir pour poursuivre la conversation. Ils étaient devenus mes amis, tout comme d’autres profs de philo de l’endroit. Je pense, particulièrement, à Marcel Sylvestre, un enseignant très énergique, capable de transformer un cours en spectacle, et à Yves Hébert, toujours branché sur les dernières parutions dans la discipline, qui m’a appris que la philo, ce n’est jamais fini, que c’est la tradition inscrite dans l’actualité et renouvelée par elle.
Je dois énormément à ces enseignants, aujourd’hui retraités mais toujours vivants, qui ont nourri mon désir de vivre avec la pensée. Je veux, ici, leur rendre hommage, leur dire merci. Sans être sur la même longueur d’onde en matière de pensée — nos discussions, autour d’une bière, étaient souvent houleuses —, dans leur diversité intellectuelle, justement, ils m’ont converti pour toujours à la foi philosophique, qui m’habite depuis au quotidien et qui contribue à mon bonheur.
La vérité par le langage
Deux d’entre eux publient, cette saison, des essais dans lesquels ils exposent leur vision du monde. Dans Dix fenêtres sur l’aventure humaine (PUL, 2021), un essai issu d’un cours donné à l’Université du 3e âge à Québec, André Baril, dans une perspective humaniste qui « véhicule l’espoir et prône la dignité de toutes les personnes », propose un regard sur les étapes importantes de la vie (naissance, vieillesse, épreuve du mal) et sur les univers dans lesquels elle se déroule (politique, travail, connaissance).
Freudien convaincu, Baril se demande « comment l’humain peut orienter son action s’il est dépourvu de coordinations instinctuelles » et répond en plaçant le langage au cœur de nos vies. « Tous nos rapports au monde, écrit-il en s’inspirant de Charles Taylor, sont médiatisés par des significations issues de notre activité de parole, de nos dialogues. »
Un jour que je lui disais être en train de lire un ouvrage de la psychanalyste française Claude Halmos intitulé Parler, c’est vivre (Le livre de poche, 2011), Baril m’avait répondu : « Voilà, c’est ça ! » En l’absence d’instincts ou de dieux pour dicter nos comportements et nos pensées, « le dialogue et la nécessité de distinguer le vrai et le faux sont les seules façons d’instaurer une règle minimale permettant à chaque être humain d’advenir comme sujet agissant et pensant par lui-même, capable de participer à l’organisation même de la société », écrit Baril.
C’est bien beau, dira-t-on peut-être, mais comment éviter, dans ce dialogue, dans cet univers du langage qu’est le monde humain, le piège du relativisme, si nulle instance externe ne s’impose comme arbitre ultime ? La solution proposée par Baril se trouve dans le pragmatisme, une théorie du philosophe américain Richard Rorty (1931-2007). Le relativisme, explique ce dernier, se contente d’un accord du sujet avec lui-même et ne peut qu’aboutir à une foire d’empoigne. Le pragmatisme pousse l’exigence plus loin en cherchant un accord issu d’une collaboration. « Bref, résume joliment Baril, la vérité n’est pas en dehors de nous, pas non plus en nous : elle émane plus précisément des chemins partagés pour nous rendre au même objet. »
Baril, on l’aura compris, n’est pas croyant. Contrairement à d’autres profs de philo, toutefois, il refuse de réduire la foi religieuse à une illusion délétère. Dans son livre, il cite respectueusement Charles Taylor, selon qui « les sources morales les plus libres d’illusions » sont celles qui « impliquent un Dieu » et commente cette prise de position en expliquant que, selon Taylor, « la personne croyante admet que l’humain ne peut se prendre lui-même comme mesure ; il ne prend sa propre mesure qu’en se mesurant à tout autre que lui-même ». Baril rappelle aussi que, selon Habermas, les religions monothéistes ont apporté une importante contribution « à la reconnaissance de l’égale dignité des personnes ».
En 1998, au moment de la publication de l’encyclique Foi et raison de Jean-Paul II, Baril avait organisé, chez lui, une discussion à laquelle j’avais participé, en compagnie, notamment, de Raymond Gravel, le regretté prêtre contestataire, et de quelques amis philosophes. Une telle ouverture à la religion, dans le monde québécois de la philosophie, est malheureusement trop rare.
Une croisade athée
L’ami Marcel Sylvestre participait lui aussi à cette table ronde. Son rejet radical de tout discours religieux s’y exprimait déjà sans ménagement. Dans Jean Meslier ou l’imposture spirituelle (PUL, 2021), Sylvestre poursuit, quelque 20 ans plus tard, sa croisade en faveur de l’athéisme. Il ne fait pas dans la dentelle. Pour lui, toutes les religions ne sont que « balivernes » et relèvent de l’« aberration mentale ». Si les fidèles, écrit-il, « ouvraient leur esprit aux vérités de la raison humaine, vérités jamais absolues, mais toujours relatives, aux connaissances acquises laborieusement et lentement à travers les siècles, eh bien, ces fidèles deviendraient assurément des infidèles, pour le plus grand bien non seulement de l’humanité, mais de la Nature entière, ce qui n’est pas peu lorsqu’on a une sensibilité écologique ».
Quand on considère que Loué sois-tu, l’encyclique du pape François publiée en 2015, a été saluée comme un des plus grands textes écologiques parus ces dernières années, une telle conclusion apparaît entachée par un parti pris plutôt désolant. Reconnaissons au moins ceci : la foi ou son absence ne constituent pas des critères fiables en la matière. Les régimes communistes, par exemple, officiellement athées et matérialistes, n’ont pas été des modèles de sensibilité écologique.
Dans ce livre, qui fait suite à deux ouvrages du même genre, Sylvestre s’inspire du prêtre français Jean Meslier (1664-1729) pour faire le procès de la religion. Héros des athées contemporains, le renégat Meslier est considéré par certains, dont Michel Onfray, comme un précurseur de la Révolution française et du socialisme libertaire. Curé du petit village d’Étrépigny, en Champagne-Ardenne, pendant 40 ans, et défenseur des pauvres, il laisse, à sa mort, un très long Testament dans lequel il attaque frontalement le catholicisme. Sa diatribe, en gros, énonce les idées que reprendront, plus de deux siècles plus tard, les militants athées Richard Dawkins (Pour en finir avec Dieu, Robert Laffont, 2008) et Christopher Hitchens (Dieu n’est pas grand, Belfond, 2009) : les religions sont irrationnelles, niaisement magiques, maintiennent l’humanité dans l’ignorance et sont des instruments au service des puissants.
Il y a, dans ce discours à charge, des éléments à retenir. Le cléricalisme, c’est-à-dire l’immixtion du pouvoir clérical dans la politique, a longtemps fait des ravages, a souvent servi à défendre les puissants contre les faibles et mérite assurément d’être dénoncé. Sur un plan plus strictement religieux, de plus, il est sain de questionner la nature et la valeur des récits de miracles et certains dogmes pour le moins déroutants. Toutefois, la critique, pour valoir, doit faire preuve de bonne foi, de maturité et éviter le réductionnisme scientiste. Ce n’est pas vraiment le cas ici.
Querelle d’interprétations
Pour illustrer la bêtise du christianisme, Meslier fait référence au passage de Matthieu (6,26) dans lequel Jésus dit qu’il ne faut pas s’en faire avec le lendemain puisque Dieu, qui nourrit gratuitement les oiseaux, viendra en aide aux humains. La conclusion de Jésus est la suivante : « Qui d’entre vous parvient à prolonger un peu la durée de sa vie par le souci qu’il se fait ? » Benoît XVI, commentant ce passage en 2011, en disait ceci : « La foi dans la Providence, en effet, ne dispense pas de la lutte difficile pour une vie digne, mais libère de l’anxiété pour les choses et de la peur du lendemain. » Ça me semble plein de sagesse.
Meslier, lui, appuyé par Sylvestre, y va d’une critique au premier degré, en lisant dans ce passage une invitation à ne pas travailler, à tout attendre de Dieu, et en concluant que les hommes, s’ils écoutaient Jésus, mourraient de faim. Dans l’histoire du christianisme, pourtant, le travail, notamment par la figure de saint Joseph, a toujours été valorisé. Comment peut-on sérieusement affirmer le contraire ? Quand Sylvestre lit, chez Paul Éluard, que « la terre est bleue comme une orange », ne trouve-t-il rien d’autre à conclure que le poète était un cancre en science et que son œuvre trompe l’humanité en colportant de fausses informations ? Un tel rejet du langage symbolique et allégorique déçoit de la part d’un philosophe.
Avec Meslier, Sylvestre dénonce aussi, évidemment, les récits de miracles. Ça ne se peut pas, disent-ils, en professant la doctrine matérialiste. Pour les fins de la discussion, admettons qu’ils aient raison. Il reste que les évangiles sont des textes et, comme tels, demandent à être interprétés. Un aveugle qui se met à voir, ça peut être un homme qui s’ouvre à une réalité qu’il ignorait jusque-là ; un infirme qui se met à marcher, ça peut être un homme qui décide de ne plus se laisser arrêter par des obstacles internes ou externes. Sylvestre, pour les besoins de sa thèse, refuse ces interprétations et affirme s’en tenir à une lecture littérale par souci de vérité. Il reproduit ainsi, à l’envers, le dogmatisme des croyants intégristes qui sont loin, précisons-le, de représenter le courant majoritaire chez les catholiques.
Meslier écrivait au 18e siècle. Le christianisme de son temps, socialement omniprésent et souvent acoquiné avec le pouvoir, n’avait pas été décapé par 200 ans de lecture critique. Sylvestre écrit aujourd’hui, mais le christianisme qu’il pourfend est encore celui du temps de Meslier. C’est un épouvantail qui n’a plus cours, sauf chez les intégristes, justement.
Le Dieu tout-puissant qui régit tout ? Il y a longtemps que les chrétiens modernes ont compris que la puissance attribuée à Dieu étant celle de l’amour, on ne peut la concevoir comme celle d’un chef omnipotent. Jésus mort sur la croix en sacrifice pour enlever le péché du monde ? Certains l’affirment et le croient encore, c’est vrai, mais d’autres, dont je suis, y voient une façon de parler et proposent une lecture bien différente de l’événement. « Si Jésus est mort, écrit par exemple le journaliste et brillant essayiste catholique Jacques Duquesne, ce n’est pas pour que son Père veuille bien pardonner à l’humanité. C’est parce qu’il a accepté les risques de sa mission [annoncer la nouvelle alliance], et ces risques allaient jusqu’à la mort. » Nul besoin de croire au caractère historique du péché originel d’Adam et Ève pour adhérer à cette interprétation. Le péché originel, en ce sens, c’est l’oubli de Dieu, qui guette toujours les humains à toutes les époques. Jésus vient pour nous inviter à surmonter cette tentation et en meurt, parce que cet oubli, justement, sert bien les puissants du monde. Personne n’est obligé d’y croire, mais il est intellectuellement incorrect de faire comme si l’interprétation ancienne — le sacrifice — était la seule possible.
Sylvestre, je le redis, est un ami. Nous avons souvent discuté ensemble de toutes ces choses, il y a quelques années. De toute évidence, mes arguments ne l’ont jamais ébranlé. En conclusion de son livre, il plaide non seulement pour la laïcité de l’État, ce sur quoi nous sommes d’accord, mais plus encore pour « une vision radicalement athée du monde », la seule, selon lui, compatible avec les « vérités obtenues en sciences par la raison humaine ».
Dieu au cégep
Sans partager le point de vue athée, je ne nie pas sa légitimité. Je connais Sylvestre et je sais qu’il est un honnête homme. Cependant, que son point de vue athée et matérialiste soit très répandu dans l’enseignement de la philosophie au collégial ne va pas sans soulever un réel problème de morale pédagogique. Aujourd’hui, au cégep, en classe de philo, le discours athée domine et le discours religieux est presque systématiquement présenté comme une erreur, voire carrément méprisé. Le premier est associé à la raison et à l’objectivité, alors que le second est assimilé à un irrationalisme condamnable. On peut, aujourd’hui, sans problème, faire lire aux étudiants des plaidoyers pour l’athéisme, mais faire lire un éloge du christianisme serait considéré comme de la propagande. Même si Sylvestre doit s’en réjouir, une telle situation de deux poids deux mesures me semble moralement indéfendable.
« Nous ne savons pas si Dieu existe. C’est pourquoi la question se pose d’y croire ou pas », écrit André Comte-Sponville dans Présentations de la philosophie (Le livre de poche, 2002). Comme nous ne savons pas, il faut conclure que l’athéisme et la foi relèvent tous deux du pari ou du parti pris, et on ne voit pas au nom de quoi l’un aurait tous les droits dans l’enseignement de la philosophie et l’autre, aucun.
Les cours de philosophie au collégial, je l’ai dit, ont changé ma vie, en lui donnant un bel élan intellectuel. Les trois profs dont j’ai parlé en commençant étaient incroyants, mais savaient faire preuve de respect à l’endroit du discours religieux intelligent. La présentation de l’athéisme a certes sa place en classe de philo — l’histoire de la discipline regorge de grandes figures athées dont il faut parler —, mais elle exige, par honnêteté, la présentation concomitante de la philosophie chrétienne, défendue notamment par l’immense Pascal, par Kierkegaard, par Emmanuel Mounier et, de nos jours, par un philosophe comme le Français Denis Moreau (Y a-t-il une philosophie chrétienne ?, Points, 2019). Un enseignement qui valorise l’athéisme au mépris de la foi n’est pas un enseignement neutre ou scientifique ; c’est de la propagande. La liberté de conscience veut que l’on connaisse le meilleur des deux doctrines avant de choisir.
Note : cette chronique fera relâche pour l’été.
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