Peut-on être catholique et critiquer l’Église ? Être athée et respecter les croyants ? Souverainiste sans mépris des fédéralistes et vice versa ? De gauche, mais mal à l’aise avec le wokisme ? Pour la loi sur la laïcité, sans se faire soupçonner de racisme ? Contre la même loi, sans se faire accuser de jouer le jeu antiquébécois du multiculturalisme trudeauiste ? Être pour les mesures sanitaires visant à combattre la COVID-19 sans qualifier de complotistes débiles ceux qui doutent de leur pertinence ? Pour la lutte contre les changements climatiques sans diaboliser la croissance économique ?
La liste pourrait s’allonger indéfiniment, mais elle suffit à faire ressortir la tendance : sur une foule de sujets importants, nous ne savons plus débattre, discuter et échanger. « Dans les controverses publiques comme dans les discussions entre amis, note le journaliste français Jean Birnbaum, chacun est désormais sommé de rejoindre tel ou tel camp, les arguments sont de plus en plus manichéens, la polarisation idéologique annule d’emblée la possibilité même d’une position nuancée. »
Or, sur un tel champ de bataille, la démocratie, qui exige la reconnaissance et l’acceptation du fait du pluralisme des idées et des convictions, et la pensée honnête, celle qui cherche la vérité sans prétendre la posséder, ne peuvent exister. Quand l’esprit de la foire d’empoigne s’installe, l’intelligence recule, la société se délite et la loi du plus fort menace.
Des cœurs brûlants modérés
Dans Le courage de la nuance (Seuil, 2021), Jean Birnbaum, directeur du Monde des livres, s’inquiète de cet air du temps explosif dans lequel « de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits ». Pour échapper à cette « spirale vindicative », pour nous inviter à choisir la voie de « la nuance comme liberté critique, comme hardiesse ordinaire », Birnbaum trace de très beaux portraits de sept penseurs qui, refusant de voir le monde en noir et blanc, ont su incarner un « héroïsme de la mesure » animé par une « éthique de la vérité ».
Albert Camus, Georges Bernanos, Hannah Arendt, Raymond Aron, George Orwell, Germaine Tillion et Roland Barthes pourraient faire leur l’affirmation de l’écrivain québécois André Major, qu’on retrouve dans de récents entretiens publiés au Boréal : « Un modéré, ce n’est pas très bien vu, mais il en faut un dans la classe. »
Il faut comprendre que la modération célébrée par Birnbaum n’est pas synonyme de mollesse. « Notre monde, écrivait Camus, n’a pas besoin d’âmes tièdes. Il a besoin de cœurs brûlants qui sachent faire à la modération sa juste place. »
Bernanos, par exemple, n’avait rien d’un tiède. Monarchiste convaincu et catholique ardent, il écrit, note Birnbaum, en « soldat de la plume ». En 1938, pourtant, dans Les grands cimetières sous la lune, il prend parti contre son camp naturel en dénonçant sans ménagement les crimes du général Franco et de ses alliés catholiques. C’est parce qu’il est chrétien qu’il pourfend les curés espagnols qui justifient les répressions antirépublicaines en priant Jésus. Sa modération n’est pas tranquille ; elle a l’intensité de sa lucidité devant le fanatisme assassin de son clan. Au nom de la vérité, Bernanos se dresse contre sa famille politique. Orwell, en face, en fera autant, en fustigeant les mensonges de la presse de gauche pendant la guerre d’Espagne.
Dans sa critique du dogmatisme communiste, comme dans ses prises de position dans le dossier de l’indépendance algérienne, Albert Camus se mettra tout le monde à dos, par son refus du manichéisme. Identifié à la droite gaulliste, Raymond Aron, qui se disait « modéré avec excès », heurtera ses amis en concluant à la solution de l’Algérie indépendante. On imagine mal le courage qu’il a fallu à ces intellectuels, en ces époques enflammées, pour se présenter là où on ne les attendait pas. Partisan du « respect nuancé de toutes les croyances », Aron, en 1957, formulait son credo. « L’homme, affirmait-il, aliène son humanité et s’il renonce à chercher et s’il s’imagine avoir le dernier mot. » La leçon n’a pas vieilli.
La conscience des limites
Les penseurs réunis par Birnbaum dans Le courage de la nuance partagent une conception de l’être humain qui emprunte à la culture grecque, à la métaphysique chrétienne du Mal et à la théorie freudienne et qui explique leur refus de la démesure. Des anciens Grecs, explique Birnbaum, Camus a retenu un sens de la « limite posée à la fatuité des esprits qui croient tout savoir » ; catholique, Bernanos connaît les tourments de toute âme et écrit qu’« on ne se méfie jamais assez de soi-même » ; lectrice de Freud et élevée dans la religion chrétienne, l’ethnologue et résistante Germain Tillion insiste sur la fragilité de l’homme devant le pire et note que « l’humanité, c’est quelque chose de dangereux ».
Roland Barthes craignait, lui aussi, les discours agressifs, qu’il n’a pas toujours su éviter, et la langue de bois. Pour les déjouer, il proposait la littérature comme école de la nuance. « La science est grossière, la vie est subtile, et c’est pour corriger cette distance que la littérature nous importe », écrivait-il.
Birbaum retient la leçon. Aux inspirants portraits réunis dans son ouvrage, il ajoute un vibrant éloge de l’essai, « ce type de livre inclassable, à la charnière de la littérature et de la pensée », genre par excellence pour « faire droit à la nuance », dans lequel le savoir n’exclut pas l’émotion et « dont la force n’est pas de trancher mais d’arpenter ces territoires contrastés où la reconnaissance de nos incertitudes nourrit la recherche du vrai ». La littérature, donc, et plus particulièrement l’essai, genre pratiqué par les admirables penseurs ici présentés, comme antidote à la superficialité, à l’agressivité et à la bête arrogance des réseaux sociaux et des médias de l’immédiateté. Essayons, avant qu’il ne soit trop tard.