Un récent sondage commandé par les Chevaliers de Colomb du Canada révèle entre autres que 53% des catholiques canadiens se disent «pro-choix» contre 26% qui s’affirment «pro-vie», le reste se déclarant «incertains». Cette statistique signifie-t-elle que le message fort du magistère demeure imperméable à la majorité des baptisés? Cela peut surprendre alors que les récents papes et les évêques n’hésitent pas à sortir l’arsenal langagier en décrivant l’avortement comme une horreur, un crime abominable de même rang que l’infanticide, y compris dans le cas de viol ou d’inceste et dont l’ampleur serait comparable à la Shoah.
Pour un grand nombre de catholiques canadiens, la position tranchée de l’Église ne semble pas ajustée à la réalité qui les entoure. Elle est loin l’époque où les masses se laissaient conduire moralement par des autorités externes, qu’elles soient de type religieux ou civil. Les lois qui ne répondent plus aux valeurs et à la culture d’un peuple se sont ainsi peu à peu adaptées à l’évolution des mentalités.
Ce fut le cas pour la contraception et l’avortement. Au Canada, dès 1967, Pierre Elliot Trudeau avait tenté de faire passer une loi légalisant l’avortement. Il a fallu attendre 1988 pour que la Cour suprême du Canada fasse sauter les verrous du Code criminel, statuant en même temps qu’un être humain ne commençait à l’être, au sens légal, qu’une fois sorti vivant du sein de sa mère.
La conquête du droit des femmes à disposer librement de leur corps a constitué un gain immense dans la progression vers l’égalité des sexes. Même les chrétiens, en général, ne peuvent que se réjouir d’une telle avancée. Mais celle-ci ne peut éluder le peu de valeur accordée à une vie qui croît dans un utérus humain. Depuis le jugement Tremblay vs Daigle (1989), la «personnalité juridique» est refusée au fœtus, sa vocation à naître relevant strictement de la décision de la mère.
Or, la position de l’Église repose entièrement sur la dignité des sans-voix et des sans-droits. Sur le plan moral, le fœtus est ainsi désigné comme le plus petit, le plus faible d’entre tous. Si aucune voix dans l’Église ne se faisait entendre pour défendre cette vie-là, cela signifierait à elle-même qu’elle s’est compromise au point où elle pourrait difficilement prétendre encore parler au nom du Christ sur tout autre sujet…
Le problème n’est pas tant dans la position que l’Église tient sur le droit du fœtus à naître que sur celui qu’elle refuse de reconnaître à la mère à décider pour elle-même. Moralement, tout repose sur ce difficile équilibre.
Depuis Jean-Paul II surtout, l’Église répète inlassablement et non sans raison qu’il faut défendre la vie depuis sa conception jusqu’à sa mort naturelle. Elle s’exprime rarement aussi clairement sur le droit des femmes à l’intégrité de leur personne. Si elle reconnaît que la grossesse peut parfois porter atteinte à la sécurité de la mère et que le viol est toujours une horreur, ces conditions ne la font pas renoncer à défendre à tout prix le fœtus dont la dépendance appelle celle qui le porte à s’oublier elle-même.
Deux droits concurrents?
Les catholiques demeurent déchirés intérieurement. Si autrefois c’était exclusivement le droit de l’enfant non-né qui était pris en compte, aujourd’hui ce dernier en est privé totalement.
Dans les autres pays où l’avortement est pratiqué, la législation a prévu toutefois certaines balises, comme un temps de réflexion obligatoire, la proposition d’un accompagnement et un délai maximal avant qu’il ne soit plus possible d’y accéder, surtout qu’avec l’avancée de la néonatalogie, la viabilité du fœtus arrive plus tôt.
Au Canada, toute tentative d’introduire de telles balises provoque immédiatement l’opposition ferme des pro-choix. Face à eux, l’intransigeance des pro-vie peut donner l’impression qu’ils sont dénués d’empathie.
Difficile de trancher pour quiconque vit dans le monde réel, cherchant à comprendre le dilemme des femmes résolues à ne pas mener à terme leur grossesse. À devoir choisir sans nuance entre pro-vie ou pro-choix, les catholiques aurait majoritairement opté pour la deuxième option, d’autant que le pape François insiste à la fois sur la gravité de l’acte et sur le pardon à accorder aux femmes qui le réclament.
Il est commun de penser qu’à force de répéter, les notions finissent par être assimilées. En matière de morale, la résistance durable des familles catholiques devrait sonner une alerte auprès de la hiérarchie: l’esprit du dialogue répugne aux anathèmes réciproques. Peut-être est-il temps plus que jamais de se mettre à écouter vraiment les femmes et les hommes de ce temps sur les conditions de leur vie plutôt que de multiplier les excès de langage à propos de ce qui est devenu un droit quasi universel des femmes.