Elle est donc adoptée, la loi qui doit régler «définitivement» la question de la laïcité au Québec. Bienvenue dans un monde de délation dont les conséquences dépassent largement le cadre de la loi 21.
Nous pourrions espérer que cette loi produira l’effet recherché, à savoir l’apaisement des tensions autour de la laïcité de l’État et la présomption de neutralité de ses représentants. Mais les difficultés pointées dans le texte du projet de loi n’ont pas été aplanies avec son adoption. Avec l’amendement sur la définition d’un signe religieux, il pourrait même s’en être ajoutées.
Revenons d’ailleurs à cette définition: «Tout objet […] sera considéré comme étant un « signe religieux » s’il est porté « en lien avec une conviction ou une croyance religieuse », ou s’il est «raisonnablement considéré comme faisant référence à une appartenance religieuse.»
Le jour même où cet amendement fut proposé au projet de loi 21, une simple question est venue embarrasser le gouvernement: que dire des alliances de mariage, lorsque celui-ci est contracté religieusement? La question peut paraître idiote. Personne, jusqu’ici, n’a jamais réellement qualifié l’anneau porté à son annulaire gauche de «signe religieux». Mais la définition insérée dans la loi engendre cette possible confusion. Ainsi, elle encouragerait à revoir la signification «portée» (selon la conviction de la personne) ou «considérée» (comme une référence reconnue) de tout ce que les gens portent sur eux!
Si le premier ministre a pu juger qu’il ne fallait pas entrer dans les détails, on pourrait lui rappeler cette maxime: «le diable est dans les détails».
Il en résultera une cacophonie de significations et une course aux «autorités» religieuses à qui l’on donnerait le pouvoir de trancher. Mais avec la loi 21, l’État se donne à lui-même cette autorité, ce qui revient à contredire l’obligation de neutralité qui vient avec la laïcité. Plus encore, c’est la suspicion des citoyens les uns par rapport aux autres qui risque de s’aggraver.
Des tribunaux à la rue
Prenons le cas des femmes qui portent le foulard. Un grand nombre n’y accordent pas de signification spécifiquement religieuse. Or, s’il est «considéré raisonnablement» tel (et par qui?), elles ne pourront plus le porter si elles veulent obtenir un poste parmi ceux spécifiés dans la loi. Tout le problème réside dans la détermination du sens. On pourrait voir de plus en plus de gens nier la signification religieuse de certains objets, comme la kippa, qui pourrait devenir un simple accessoire culturel, ou la croix, qui ne serait qu’un cadeau de famille avec une signification affective. La religion comme vecteur de sens deviendra vite taboue.
Pendant que les avocats et les juges seront surchargés de cas à se disputer dans les tribunaux, que se passera-t-il dans la vie courante? Peut-être quelque chose de plus grave. Plusieurs ont déjà été témoins d’accrochages entre des gens qui s’en prennent directement à d’autres pour les réprimander violemment sur leur habillement, en particulier des femmes qui déambulent paisiblement et souvent avec leurs enfants. Comme pour les messages équivoques d’un Donald Trump, la loi pourrait-elle inciter certains individus antireligieux à se croire légitimés de passer à l’acte?
Révolution culturelle?
La loi risque d’entraîner un mouvement de délation de la part de ceux qui se nourrissent de tels sentiments antireligieux, et davantage envers des religions déjà stigmatisées. Même une croix portée discrètement au cou, un chapelet ou une image pieuse dans la poche (pour n’en rester qu’aux symboles de la religion majoritaire) pourraient faire l’objet de dénonciation de la part de collègues ou, pire dans le cas des enseignants, de leurs propres élèves. Cette ambiance orwellienne ne rapproche-t-elle pas le Québec d’une nouvelle forme de révolution culturelle aux accents totalitaires? La majorité s’en prendrait ainsi à ses minorités religieuses. Quel effet pervers au sein d’une société démocratique!
Lorsqu’un tel mouvement s’exerce là où des minorités ont le sentiment d’être brimées dans leur droit, la résistance se lève. Certaines chrétiennes ont déjà affirmé sur les réseaux sociaux qu’elles se feront tatouer une énorme croix sur la peau en substitution d’un objet qui s’enlève.
Pour les futures enseignantes qui arborent un signe «porté religieusement» ou «identifié comme tel», la seule issue serait la soumission. Peut-être alors assisterons-nous à une hausse d’écoles confessionnelles pour contourner la prohibition? Du moins jusqu’à ce que des partis se lancent dans une surenchère nationaliste pour élargir l’applicabilité de la loi.
Ainsi la laïcité, plutôt que de nous rassembler dans un espace libre et ouvert à tous, deviendrait le motif de communautarisation à outrance. En combattant le multiculturalisme avec sa loi 21, le gouvernement du Québec pourrait nourrir la division par la religion.
De nouvelles confrontations sont donc à prévoir, dans les tribunaux à coups de millions pour que le gouvernement défende sa loi, mais aussi dans les écoles et dans les rues. Les refus d’abdiquer, sous motif de liberté de conscience, seront légion. Les «rebelles» tenteront de défier les «mesures de surveillance» et les sanctions qui découleront de cette loi.
Attendons-nous donc à plus de répression que ce que le gouvernement de M. Legault semble anticiper. Et la répression contre des minorités n’attirera pas les appuis internationaux que le Québec, à ce moment de son histoire, serait en besoin d’obtenir pour nourrir sa quête d’identité.
Une question enfin réglée? Rien de moins certain. Mais c’est peut-être une occasion nouvelle qui se présente aux grandes religions. Comment organiser la résistance passive en montrant le meilleur d’elles-mêmes? La non-violence à la manière de Gandhi tout comme la désobéissance civile à la Thoreau pourraient bien motiver les prochaines manifestations.
Plus les religions montreront ce qu’elles prétendent être, au fond, c’est-à-dire des véhicules voués au développement du meilleur de l’esprit humain, plus elles deviendront une force de contradiction contre un esprit laïciste qui semble actuellement vouloir les exclure. Et qui sait, ce sont peut-être les religions elles-mêmes qui sauront garantir la sauvegarde de l’esprit de la démocratie! Plutôt qu’une révolution culturelle, pourquoi pas une révolution spirituelle?
***