Dans Les sources du moi, puis dans L’âge séculier, Charles Taylor développe longuement le phénomène culturel qu’il a baptisé «l’affirmation de la vie ordinaire». Par cette expression, il désigne un changement dans l’échelle des valeurs des sociétés en Occident à l’orée des temps modernes: alors que la noblesse, la contemplation, les arts, les vocations religieuses et la participation à la vie politique étaient vivement valorisés depuis l’Antiquité, la modernité naissante a miné la crédibilité de ces états et de ces activités au profit des sphères de la production et de la reproduction. Autrement dit: le travail et la famille.
L’analyse de Taylor est passionnante. Son plus grand mérite est sans doute de montrer clairement en quoi cette tendance lourde s’enracine profondément dans l’inspiration évangélique, dans la logique de l’Incarnation au cœur du christianisme, et dans les efforts de réformes spirituelles catholiques et protestantes. En cela, elle désamorce complètement ceux, laïcistes d’un côté et religieux conservateurs de l’autre, qui conçoivent la modernité comme étant fondamentalement antichrétienne.
Mais revenons à l’affirmation de la vie ordinaire: celle-ci a eu le mérite de valoriser la vie telle qu’elle était vécue par le plus grand nombre, et donc la simplicité, le naturel, le quotidien, «ce qu’est la vie» au lieu de «ce que devrait être la vie».
Toutefois, cette horizontalisation des valeurs s’est accompagnée de conséquences néfastes: il est devenu de plus en plus compliqué de valoriser, dans les arts comme dans le discours public, les initiatives et les élans qui ont la prétention de nous «élever», de mener à un dépassement de soi. Ce qui avait l’ambition d’excéder la vie ordinaire fut de plus en plus perçu comme prétentieux, candide ou «déconnecté». Progressivement, donc, exit la métaphysique, les grands projets de société, les discours inspirants, les personnages de héros dans la grande littérature, etc.
Voilà grosso modo l’objet du magnifique essai Bienvenue au pays de la vie ordinaire, de Mathieu Bélisle (Leméac, 2017). L’auteur maîtrise la lecture taylorienne des changements survenus en Occident depuis quelques siècles, mais tourne son attention sur le Québec, son histoire, sa culture et sa littérature, pour approfondir un phénomène libérateur à l’origine, mais qui contribue désormais à priver la société civile de leviers motivationnels pour faire face aux enjeux – individuels et collectifs – de notre temps.
Pour donner un aperçu du ton (tendre mais lucide) et du contenu exact de l’essai de Bélisle, en voici un extrait:
À mes yeux, le Québec ne se distingue nullement du reste de l’Occident, si ce n’est que la vie ordinaire semble s’y être affirmée, et s’y affirmer encore, avec plus de force et d’éloquence. Si le Québec n’est pas le pays de la vie ordinaire par opposition aux autres pays (et à strictement parler, il n’est même pas un pays, ou alors il est un pays «virtuel», confortablement installé dans l’ombre du pays réel), ou comme une sorte d’exception ou d’anomalie par rapport à la règle, il est certainement celui qui présente l’image la plus claire, la moins conflictuelle et la moins paradoxale de son triomphe, ce qui revient à dire que la vie ordinaire domine ici de manière exemplaire.
Pour étayer sa thèse, l’auteur décortique la figure de plus en plus répandue du «survivant» qui, contrairement au «résistant», n’agit pas comme si le monde pouvait être autrement, mais vit «en attendant»: en attendant la mort, un événement qui rendrait sa vie intense, la fin du monde, etc. Bélisle consacre également plusieurs paragraphes à montrer en quoi le cynisme ambiant, à l’égard des autorités mais aussi envers tout projet qui se veut sérieux et rassembleur, est symptomatique du triomphe de la vie ordinaire dans notre culture.
Autre symptôme: l’omniprésence des humoristes dans la sphère publique québécoise, dont la quasi-totalité capitalise sur le cocasse et les tranches de vie plutôt que d’exercer un véritable rôle de critique social. L’essayiste réserve ses derniers chapitres à la littérature québécoise d’hier et d’aujourd’hui, tout aussi révélatrice de sa thèse.
(Au sujet de la littérature québécoise, un ami absolument étranger à ce champ d’études m’a un jour confié qu’il avait la désagréable impression, quand il plongeait dans un livre ou dans une télésérie, d’assister à d’infinies variations des Belles sœurs de Michel Tremblay. Si cette perception mériterait d’être enrichie, je la trouve néanmoins révélatrice de l’obsession de la littérature québécoise pour les vies minuscules et les «pauvres types», selon l’expression de Bélisle).
Par ailleurs, l’auteur s’intéresse également aux liens entre la domination historique d’une culture de la vie ordinaire et la relation des Québécois au catholicisme. A priori, le lien paraît contre-intuitif : dans la première partie du XXe siècle, le Québec n’a-t-il pas été un champion mondial en termes de vocations religieuses et de pratique dominicale? Cela n’indique-t-il pas le goût marqué des Canadiens français de cette époque pour les vocations «extraordinaires» et la «vie surnaturelle»? Non, répond en substance Bélisle: la tiédeur du sentiment religieux au Québec est avéré et continu au moins depuis la Conquête. L’affaissement subit de l’adhésion à l’Église dans les années 50 et 60 traduirait ainsi la faiblesse de la foi dans les consciences, et l’aspect essentiellement culturel et social (plutôt que spirituel, expérientiel) du catholicisme dans l’histoire du Québec. Voilà une lecture qui en choquera plusieurs, mais qui a le mérite d’aller contre les idées reçues par le biais d’une approche originale.
À terme, Bienvenue au pays de la vie ordinaire se révèle diablement stimulant, plein de finesse et d’une belle honnêteté intellectuelle. La langue y est parfois lyrique et truculente, mais pas à la manière d’un brûlot ou d’un pamphlet.
Par ailleurs, l’essai pose les bases d’une réflexion fondamentale en théologie, au sujet de la complexe imbrication entre l’axe vertical et l’axe horizontal de la foi (aussi bien dire: de la Croix). L’affirmation de la vie ordinaire fut un phénomène culturel alimenté par l’Évangile, cohérent avec la logique de l’Incarnation, et donc positif pour la foi chrétienne. En son sein réside un remède efficace contre la «fuite du monde» ou un christianisme trop platonisant ou spiritualisé.
Mais l’Évangile est aussi une invitation au dépassement de soi, à s’ouvrir au mystère, à un ordre qui transcende l’individu et le strict plan des affaires mondaines. Cette dimension de la foi ne saurait être évacuée sans la trahir. Cependant, il n’est plus question de la vivre de la même façon que nos ancêtres prémodernes – n’en déplaise aux nostalgiques, aux antimodernistes et aux ultraconservateurs.
Bélisle ne propose pas de solution magique et universelle pour remettre de la grandeur, de l’élévation dans nos vies dominées par l’ordinaire; il n’y en a pas non plus dans le domaine religieux, où la réussite de l’équilibre de la Croix dans une vie relève aujourd’hui plus que jamais du miracle – de la grâce.