Jadis l’apanage de quelques esprits imaginatifs, les théories de complots pullulent sur les réseaux sociaux, nourries par une crispation mondiale autour de la pandémie. Sociétés secrètes, agendas cachés, mensonges médiatiques, la fiction fait place à la conviction… et à une question: possible ou non, la discussion?
Des manifestations dénonçant le port du masque au Québec au partage massif de fausses nouvelles sur Internet, cette inflation de la peur a une incidence réelle sur la pensée collective.
Plutôt que de demeurer constamment vigilante à privilégier les faits avérés, celle-ci devient plus perméable aux idées et opinions qui, a priori, paraissent peu vraisemblables.
Des observateurs ont parfois comparé cette forme de crédulité au phénomène de la croyance religieuse.
Celle-ci découlerait des mêmes mécanismes de raisonnement sur la base de fondements élaborés par des humains à l’imagination créative plutôt que de s’enraciner sur des vérités scientifiques.
Dans une lettre ouverte publiée il y a quelques jours, l’auteur Dominic Morin évoque notamment l’abandon de la «vérité religieuse» comme l’une des causes du relativisme ambiant. Notre époque, dit-il, connait une crise de la connaissance.
À voir toutes les «causes» que les «défenseurs de la liberté» recouvrent, comme si elles étaient toutes liées – la collusion des pharmaceutiques et des grands mécènes pour créer un vaccin qui injecterait une puce avec la technologie 5G, obligation du masque comme moyen de nous «dresser» collectivement à suivre les directives comme des robots – il est clair que cette tendance à voir des intentions cachées derrière toute décision gouvernementale est à même de contribuer à développer une culture de méfiance.
Absence ou soif de connaissances?
Exit la vérité partagée et transmise prenant corps au sein d’une même adhésion religieuse: place au postmodernisme qui renvoie désormais les individus à leur propre vérité. La valeur de la connaissance innée remplace celle de la connaissance héritée.
Chacun est renvoyé à lui-même pour déterminer ce qui est vrai. Plutôt que d’être objective, la vérité devient subjective: ce qui est vrai pour moi l’emporte sur ce qui l’est en soi. Et puisque aucune autorité, qu’elle soit scientifique, politique ou religieuse ne fait plus véritablement sens, il en résulte une méfiance généralisée à l’égard de toutes ces institutions qui étaient reconnues comme facteurs de stabilité. Elles sont désormais devenues objets de soupçon en lieu et place d’une confiance naturelle.
Devant ce chaos de l’autorité de la connaissance, une même injonction: «faites vos recherches».
En soi, cela n’est pas si mal…
Mais c’est ici que les théories de complot exercent leur pouvoir d’attraction. Elles se caractérisent non pas par une absence de connaissance, mais par une soif de connaissance. Une connaissance qui se découvre telle une épiphanie. Puis survient le doute, devant lequel l’esprit critique faillit. Et à défaut d’un sens socialement partagé, l’individu s’en bricole un.
Est-il possible de discuter avec un tel individu à la néo-connaissance fulgurée?
Plutôt que de mépriser ces «quêtes de sens» multiformes, il serait préférable de les accompagner. Est-il possible qu’une conspiration existe pour manipuler des masses? Certes. Mais est-ce le cas? Très peu probable: alors discutons!
La pensée philosophique s’est longtemps concentrée sur les notions de Bien, de Vrai et de Bon, trois valeurs supérieures dont découlent l’ensemble des attitudes et des actions considérées justes. Il se peut qu’on ne s’entende pas très bien sur leur application dans le réel, mais tous, nous visons naturellement à les mettre en œuvre.
Si la connaissance rationnelle et scientifique permet d’établir des faits ou des probabilités fortes de s’approcher du vrai, les religions historiques et les nouveaux chemins de spiritualité qui s’offrent à nos contemporains peuvent également y conduire. Pour que toutes les formes de connaissances convergent, il serait plus utile d’inciter à l’atteinte de ces valeurs suprêmes dans les débats et les conversations publiques que de s’excommunier mutuellement.
Est-il possible de renverser les tendances irrationnelles? Ne cessons jamais d’y croire. Si les discours institués ne font plus le travail, alors il faut peut-être redonner leur chance aux fondations sociétales, à commencer par l’éducation. Une réforme appelant une nouvelle confiance envers les connaissances qui font consensus est plus que nécessaire, de même qu’une classification des autres selon des niveaux de certitude.
Mais pour ce qui est de ces nombreuses personnes qui «ont fait leurs recherches», le travail de persuasion s’annonce ardu. Il faudra peut-être, paradoxalement, emprunter au modèle prosélyte ce qui a fait son succès, c’est-à-dire un individu à la fois!
Si chacun, y compris les plus critiques de ces courants complotistes, cherche à comprendre la démarche sincère de son interlocuteur et l’univers du sens auquel il se réfère, il devient possible alors de lui proposer d’autres raisonnements sur la base d’une confiance réciproque. Et si les arguments se trouvent fondés selon des critères de vraisemblance, ils finiront bien par opérer une brèche dans la certitude du moment.
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