Voir une fois de plus des images d’enfants syriens gazés arrache le cœur. Même chose pour la Somalie et le Soudan, encore aux prises avec une famine. De telles visions d’enfer interpellent immédiatement le sens de la famille.
Tous les parents du monde protègent leur progéniture, lui procurent le nécessaire, l’éduquent et lui donnent un milieu familial et social qui permet la croissance, en tentant de lui éviter tout mal. La nature nous a dotés d’un instinct de préservation élémentaire. Nous y répondons en élargissant le cercle familial à l’ethnie, parfois à la patrie.
Mais lorsque la fatalité s’abat sur une famille, comme il arrive pour des milliers en Syrie et ailleurs, c’est l’instinct de survie qui prend le dessus. Nous pouvons assister à cette réalité chaque jour par le biais des médias. Là où la guerre fait rage, les pères et les mères font tout pour protéger leurs enfants des bombardements et de la violence des combats. La fuite devient souvent la seule issue quand elle est encore possible. Nous répugnons à entendre leurs hurlements de douleur. N’avoir jamais vécu un tel drame ne nous épargne pas du devoir de nous y projeter afin de chercher à comprendre et à compatir.
La fin de l’humanité?
Mais voilà: l’instinct de préservation élémentaire semble devenu défaillant. Avec les replis identitaires qui se dressent de toutes parts pour répondre à la peur de l’autre, nous réduisons toujours plus le cercle de ceux et celles qui sont «les nôtres». Il est possible que nous soyons en train de produire notre propre anéantissement.
C’est un peu la thèse du film Noé réalisé par Darren Aronofsky: l’état du monde est à ce point abîmé par le chacun pour soi qu’il n’est même plus envisageable de le sauver, à l’exception d’une seule famille à partir de laquelle «le Créateur» projette de tout recommencer.
Tous les signaux indiquent que notre monde court à sa perte. Nous avons la connaissance et les outils pour l’éviter, mais nous choisissons instinctivement de nous réfugier dans nos bunkers communautaristes, de restreindre nos préoccupations à nos proches plutôt que d’élargir notre conscience à la grande famille humaine. La sanction pour tous risque d’être sans appel.
De l’instinct à la conscience
Les chrétiens étant sur le point de vivre leur Semaine Sainte, il est de bon ton de rappeler qu’au moment de connaître une certaine popularité, Jésus de Nazareth devenait une cible pour les groupes «identitaires» de son époque. Sa mère et ses frères sont donc intervenus pour le récupérer, le sauver si possible. L’instinct maternel dictait à Marie ce geste de protection. Or, la réponse de Jésus paraît insupportable: «Qui est ma mère? qui sont mes frères? […] Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est pour moi un frère, une sœur, une mère.» C’est un renversement inconcevable pour quiconque pense d’abord à sa famille et à ceux et celles qui font partie de son cercle premier.
Et quelle serait cette «volonté de Dieu» qui aurait le pouvoir de rassembler en une seule famille? Les sources juives, chrétiennes et musulmanes s’accordent pour tout ramener au critère de justice. Prenons ce passage biblique pour exemple: [ce que Dieu aime], «c’est libérer les hommes injustement enchaînés, c’est les délivrer des contraintes qui pèsent sur eux, c’est rendre la liberté à ceux qui sont opprimés, bref, c’est supprimer tout ce qui les tient esclaves. C’est partager ton pain avec celui qui a faim, c’est ouvrir ta maison aux pauvres et aux déracinés, fournir un vêtement à ceux qui n’en ont pas, ne pas te détourner de celui qui est ton frère.» (Ésaïe 58, 6-7) Le texte conclut: «Ce sera pour toi l’aube d’un jour nouveau».
La conséquence qui vient avec le fait d’accomplir la volonté divine serait la promesse d’un lendemain, d’un avenir pour l’être humain, rappellent les traditions de foi depuis des siècles.
Il est possible de vivre autrement sur terre qu’en fonction de ce qui vient de nos instincts. En ayant l’air de renier sa mère et ses frères, Jésus n’ouvrait-il pas à une conscience nouvelle et peut-être à une issue favorable pour l’ensemble de l’humanité?
Le temps n’est-il pas venu de nous débarrasser de nos œillères qui limitent notre vision et nos actions à notre petit monde, notre petite vie, nos petits privilèges ou nos petites misères?
Au-delà du concept abstrait de fraternité universelle, chaque être humain individuel devrait être perçu intérieurement comme un père, une mère, un frère, une sœur, un fils, une fille, d’autant plus si nous le voyons crever sous nos yeux.
En nous dressant ensemble contre le spectacle horrifiant qui nous est donné à voir et en considérant le visage de l’autre, quel qu’il soit et où qu’il soit, comme un autre soi-même, il devient possible de changer le cours de l’histoire. À défaut de s’y mettre dès maintenant, la fin de notre monde sera notre destin commun. Puisque ce sera la fin de notre humanité.