Après les révélations qui ont secoué l’Église catholique aux États-Unis et en Irlande, la gravité de la pédophilie cléricale ne faisait plus de doute ni la faillite des autorités religieuses à l’égard des victimes et des agresseurs. D’où la douleur et la honte du pape François pour les «graves erreurs» qu’il avait commises à sa visite au Chili. Comment avait-il pu douter du témoignage des victimes et prendre la défense d’un évêque compromis dans l’étouffement du scandale? Et pourquoi ne l’avait-on pas mieux informé de la situation?
Le pape n’a pas révoqué les évêques chiliens. Il les a plutôt convoqués à une rencontre fraternelle pour prendre connaissance de l’enquête sur la situation de leur pays, faire un examen de conscience, et aviser aux mesures à prendre. Ce sont les évêques qui ont décidé de s’en remettre à lui pour juger de la conduite à suivre. Ils n’ont pas remis leur démission, ils l’on offerte. Ayant déjà promis «tolérance zéro», quelle sera la réponse du pape? Et surtout comment peut-il trancher une crise qui interpelle toute l’Église catholique?
Les agressions sexuelles d’enfants ne sont pas propres à une confession religieuse ou à certains pays. Par contre, depuis toujours, les institutions chrétiennes ont tenu l’enfance pour vulnérable et nécessitant une protection particulière. Les prêtres et les religieux qui en ont la charge s’identifient comme des représentants de Dieu. Que des familles n’aient pas osé y voir parfois des agresseurs, passe encore. Mais rien ne justifiait, surtout chez des pasteurs, un tel abandon de l’enfance et une si grande injustice.
Ses enquêteurs, note le pape, ont été bouleversés par «la souffrance de tant de victimes» et par les graves abus commis par des personnes consacrées.
François explique ses propres erreurs par un «manque d’informations véridiques et équilibrées». Certains dirigeants d’Église «doivent être révoqués», écrit-il, ajoutant toutefois que «cela ne suffit pas, nous devons aller plus loin». Ni procès canonique à huis clos ni procès criminel ou civil n’aura prévenu cette épidémie ni guéri les blessures causées.
«Il serait irresponsable de notre part, a-t-il dit aux évêques, de ne pas chercher en profondeur les racines et les structures qui ont permis à ces événements de se produire et de continuer.» En effet, des procédures édictées sous Benoît XVI ont été mises en échec par le pouvoir épiscopal au Chili. La Congrégation pour les évêques n’aura guère été plus efficace à cet égard. Et même la Commission pontificale pour la protection des mineurs ‑ créée par François pour venir à bout du fléau ‑ s’est curieusement enlisée…
Des centaines de victimes au Chili et des milliers d’autres ailleurs dans l’Église veulent que le pape accepte l’offre de démission des évêques chiliens. Mais d’autres évêques et supérieurs religieux à travers le monde ont fermé les yeux sur ces abus, laissé des agresseurs aller sévir dans d’autres communautés ou en pays de mission. Certains auront, comme aux États-Unis, enterré littéralement des dossiers, discrédité des victimes, fait obstacle aux procès ou à la réforme de la prescription des crimes «anciens».
Ces pratiques sont discréditées. Mais d’autres questions devront être résolues si «tolérance zéro» ne doit pas être un vain mot. Ainsi, qualifier encore de meurtre l’avortement mais pas le viol d’un enfant alors voué à une vie misérable, trahissait déjà une morale douteuse. Et exclure du culte une femme dans un cas, et dans l’autre, garder au sanctuaire l’auteur d’un infanticide moral, voilà qui était de nature à ébranler une institution prétendant dicter, notamment en morale sexuelle, la conduite des gens.
Des «repentis» mettent en cause leur «formation», qui les laissait dans l’ignorance des désordres sexuels. Mais à quoi attribuer le refus des parents de dénoncer ces «pères», sinon leur caractère sacré. Ou comment expliquer le silence des autorités civiles, sinon par la force d’une institution comme l’Église?
D’autres explications évoquent une tradition du secret pour les questions délicates ou explosives, et un pouvoir clérical hostile à toute véritable opinion publique dans l’Église.
De plus, un clergé d’hommes seraient peu sensible aux détresses des enfants alors que des femmes y brisent le silence, dit-on, et sont plus sensibles à leur sort. Enfin, même les directives d’un pape, tel Benoît XVI conscient du scandale, peuvent avoir été freinées par la bureaucratie vaticane et des hiérarchies nationales.
Au cours de l’histoire, des conciles ont tranché des débats théologiques et imposé des changements disciplinaires. Le pape François ne pourrait guère convoquer une telle assemblée d’évêques même si, de son propre aveu, il faut aller aux «racines et aux structures» du mal répandu «dans le corps de l’Église». Car les évêques qui ont participé au scandale ne sauraient en devenir les juges. Et ceux qui n’ont pas su s’y attaquer n’ont guère la trempe intellectuelle ou morale nécessaires pour proposer de vrais changements.
À une autre époque, une «inquisition» serait allée d’un pays à l’autre détecter les fautifs, leur retirant toute charge auprès de mineurs, et n’en laissant aucun devenir évêque ou supérieur d’un ordre religieux. De nos jours, les gouvernements préfèrent des commissions d’enquête, et ceux d’Irlande et d’Australie y ont recouru, mais sans avoir l’assurance que l’Église appliquera leurs recommandations. Et en Italie le Vatican refuse d’ouvrir ses dossiers aux enquêteurs du pays, souveraineté du Saint-Siège oblige!
Après avoir interdit à ses institutions de porter plainte à la police, l’Église leur en fait maintenant une obligation. Mais elle n’ouvre pas d’enquête comme celle que le pape a envoyée au Chili. Aujourd’hui, les agressions méconnues continuent, leurs victimes laissées à leur sort, et les mesures préventives tardant à s’implanter. Pire, que des dignitaires soient révoqués ou quittent d’eux-mêmes, combien de pédophiles connus du Vatican risquent de migrer entre-temps dans des pays moins aptes à s’en protéger…
Des associations de victimes, conscientes des risques d’une telle migration vers d’autres œuvres catholiques, demandent au Vatican de leur transmettre les noms de pédophiles en sa possession. Jamais le mot des premiers textes chrétiens n’aura-il été plus important pour l’Église: «La vérité vous rendra libres.»