Après le tsunami qui a secoué l’organisme catholique Développement et Paix (D&P) au tournant de la décennie et qui a abouti à une révision ultraconservatrice de ses œuvres caritatives, nous voici donc à une nouvelle étape du combat mené par des mouvances intégristes qui se chargent de vouloir décider de la bonne et de la mauvaise solidarité internationale.
Se mêlent ici des enjeux de pouvoir, une conception particulière de la solidarité et un profond décalage entre les conditions de financement exigées par les évêques et les diverses situations des milieux populaires des pays du Sud qui doivent conjuguer avec les affres de la pauvreté, en particulier les femmes, le désengagement des pays riches, l’urgence d’éduquer leur population à tous les niveaux, la lutte contre l’impérialisme économique des multinationales qui vampirisent les ressources locales, etc.
D&P est un joyau de l’Église canadienne. Créé dans la foulée de Vatican II et en droite ligne avec l’enseignement social de l’Église, cet OBNL a soutenu des organismes locaux luttant pour la justice et la solidarité, pour le relèvement des peuples face aux oppressions diverses qu’ils subissent depuis presque toujours.
Des évêques sous pression
Que les évêques défendent d’une même voix la position de l’Église en matière de morale sexuelle et de contraception, personne ne peut leur reprocher, si ce n’est que parfois leurs rappels des lois morales semblent prendre le dessus sur l’évangélisation qui invite à rencontrer l’amour de Dieu avant d’être confronté à ses commandements!
La parole épiscopale s’exprime souvent en réaction à des tendances ou à des décisions qu’elle juge, non sans raison, s’écarter des valeurs morales traditionnelles. Un grand pan de l’épiscopat alimente ainsi l’image d’une Église rigide, plus obsédée par ses principes que par l’amour du prochain, à la manière du Bon Samaritain.
On sert la même médecine que celle subie
La réaction des évêques individuels qui bloquent les fonds amassés dans leur diocèse peut être entretenue par les donateurs, en grande majorité catholiques, qui ont été sensibilisés aux différents projets soutenus dans les pays en développement. On ne peut négliger le fait que nombre d’entre eux peuvent être scandalisés par l’idée que leur argent serve éventuellement à poser des actes contraires au magistère. Pensons par exemple à un cas où un organisme financé par D&P offrirait de l’information sur la contraception et l’avortement. Or, depuis plusieurs années déjà, D&P est tenu de s’assurer que l’argent amassé dont bénéficient ses partenaires n’encourage pas d’initiatives contraires aux certitudes morales de l’Église.
Des lobbys pro-vie – souvent obnubilés par une mono-obsession pro-naissance – et des groupes ultraconservateurs exercent une pression constante sur l’épiscopat canadien en matière de morale sexuelle. D&P, continuellement soupçonné de laxisme dans ses relations avec des partenaires qui ne respecteraient pas «l’enseignement moral» de l’Église en matière de sexualité, est ciblé par ces groupes depuis plusieurs années. Mais cet état de tension a récemment pu compter sur un catalyseur pour déclencher une réaction en chaîne: la présentation à l’épiscopat canadien de données préliminaires tirées du processus de révision – dont le rapport final n’existe pas encore –des engagements moraux des 170 partenaires de l’organisme. Ces données ont été partagées depuis le secrétariat général de la Conférence des évêques catholique du Canada (CECC) et ont fait l’objet de discussions à huis clos lors d’assemblées épiscopales régionales ces dernières semaines. Leur contenu exact est inconnu du public, qui n’a devant cette opacité que les interprétations proposées par certains évêques à se mettre sous la dent pour essayer d’y voir clair: la situation serait «alarmante» pour une quarantaine de partenaires et justifierait que l’on prenne des actions immédiates sans attendre le rapport final. D’où le mouvement de retenue des dons observé à l’ouest de la rivière des Outaouais.
On ne peut passer sous silence le fait que les évêques canadiens reprochent au gouvernement fédéral d’avoir inséré une clause de «valeurs canadiennes» dans le processus d’approbation des organismes admissibles aux fonds du programme Emploi-Été Canada. De nombreuses paroisses et organismes liés à l’Église catholique ont toujours usé de cette contribution gouvernementale permettant à des étudiants de travailler au sein de ces instances en faisant avancer des projets durant leur période creuse. Pour obtenir le financement pour des emplois étudiants, les demandeurs doivent attester que le mandat principal de l’organisme est conforme aux «valeurs sous-jacentes à la Charte canadienne des droits et libertés ainsi que d’autres droits». Cette attestation couvre plus spécifiquement les droits des femmes incluant leurs droits reproductifs dont celui de l’avortement, et également ceux qui concernent l’orientation sexuelle ou l’identité de genre. Les évêques trouvent qu’il est injuste de réclamer que les organisations religieuses soient forcées d’endosser, parmi les «valeurs canadiennes», celles qui vont à l’encontre leur doctrine.
C’est pourtant la même médecine qu’ils servent à D&P et à ses partenaires quand ils posent leurs conditions à la solidarité internationale, c’est-à-dire quand ils exigent sans nuance et sans gradation des organisations locales qu’elles attestent de la même manière leur conformité aux normes morales de l’Église pour obtenir le financement de leurs projets.
C’est l’espérance qui est bafouée
Thomas d’Aquin a écrit: «C’est par l’espérance que l’homme est porté à l’observance des préceptes.» Dans un contexte où les communautés soutenues par D&P sont souvent parmi les plus accablées par la misère, il est difficile de trouver cette espérance qui donnerait sens à certains préceptes de l’Église. L’œuvre de D&P apporte cette espérance qui structure une communauté et qui permet de changer les choses pour le meilleur en ouvrant des horizons qui peuvent apporter plus de sérénité.
L’espérance se construit par la justice, comme le rappelle le pape François dans son exhortation apostolique Gaudete et exsultate qui vient tout juste de paraître: «Une telle justice commence à devenir réalité dans la vie de chacun lorsque l’on est juste dans ses propres décisions, et elle se manifeste ensuite, quand on recherche la justice pour les pauvres et les faibles. Il est vrai que le mot “justice” peut être synonyme de fidélité à la volonté de Dieu par toute notre vie, mais si nous lui donnons un sens très général, nous oublions qu’elle se révèle en particulier dans la justice envers les désemparés». (GE 79) À montrer tant d’empressement à tendre l’oreille aux hérauts de la morale plutôt qu’aux assoiffés de justice, certains évêques canadiens laissent raisonnablement croire qu’ils pourraient passer à côté de l’interpellation du pape François.