Les anglophones canadiens et américains avaient Mr. Rogers. Les francophones du Québec et d’ailleurs avaient Claude Lafortune. Cette comparaison m’est venue naturellement en apprenant le décès, dimanche, du sculpteur de papier. Les deux hommes étaient chrétiens. Fred Rogers, personnifié par Tom Hanks dans le film L’extraordinaire Mr. Rogers en 2019, était un pasteur presbytérien, fait un peu méconnu. Claude Lafortune était un catholique, père de famille, qui se faisait souvent prendre pour un prêtre. Les deux avaient un amour pour la pédagogie, la création de contenu pour enfants et la transmission de valeurs imprégnées d’Évangile.
M. Lafortune, comme Mr. Rogers, laisse des traces de douceur et d’émerveillement sur les générations qui ont fait sa rencontre par les émissions Parcelles de soleil et L’Évangile en papier.
Une amie enseignante raconte que c’est lui qui lui a appris à découper et bricoler, un autre dit qu’il lui a permis de découvrir un peu plus ce Jésus dont il parlait. Un jeune père de famille reconnaît avec recul que les personnages créés dégageaient prestance, sérénité, bonté et douceur – sans doute à l’image de leur créateur! Un ami plus vieux se rappelle avoir regardé avec intérêt L’Évangile en papier alors qu’il avait pourtant 15 ou 16 ans et commençait à s’éloigner de la pratique religieuse. Il se trouvait absorbé et fasciné par ce que Claude Lafortune disait et comment il le racontait, même s’il savait bien que cela s’adressait aux enfants.
Patrimoine sans papier
Des centaines de sculptures en papier et de décors d’émissions de Claude Lafortune n’ont pas été conservées. Étonnamment, cela ne dérangeait aucunement leur créateur. L’objectif n’était pas pour lui de faire de l’éphémère une permanence. Au contraire, l’objectif était l’expression dans le processus de création. Il dédramatisait ainsi tout sentiment d’incompétence face à l’art, en prenant chacun par la main sur le chemin de l’émerveillement.
Mon œil de théologienne s’est attardé particulièrement sur une remarque de Claude Lafortune rapportée dans un article de Radio-Canada en août 2019: «l’objectif n’était pas de raconter l’histoire de Jésus d’un point de vue religieux, mais d’enseigner la vie de ce personnage».
Voilà une nuance à méditer en lien avec l’éveil spirituel et la formation à la vie chrétienne. Ces pratiques laissent-elles bien place à l’art de raconter la vie de Jésus? Ou bien seraient-elles trop attachées à tout vouloir expliquer selon un sens religieux précis, une interprétation qui tient finalement plus de l’apologétique que de la catéchèse? L’apologétique veut établir les contenus de la foi par argumentation. La catéchèse, en son sens étymologique, est une expérience d’écho de l’Évangile reçue par une personne.
Des ailes et du zèle
Claude Lafortune était parmi quelques grandes figures et émissions chrétiennes populaires de la télévision et des médias de «communication sociale» des années 1960 et après. Les films et les cotes morales inventées par Mgr Lucien Labelle et l’Office des communications sociales de l’époque sont naturellement devenues des cotes artistiques sous l’égide de Mediafilm (division de Communications et Société). Une ou deux générations se souviennent encore de la Messe sur le monde animée par feu Benoît Lacroix, dominicain, à Radio-Canada en 1972-73. L’émission Second Regard du diffuseur public est disparue, tout comme Parole et Vie quelques années auparavant sur la chaîne communautaire. Combien de temps avant que la messe dominicale télévisée Le Jour du Seigneur, à la télévision d’État, disparaisse? La Victoire de l’Amour à TVA saura-t-elle survivre quand la majorité des téléspectateurs âgés aura franchi les portes du paradis?
Claude Lafortune a gagné ses ailes alors que l’Église et bien des institutions religieuses se démènent avec zèle dans les technologies numériques pour continuer à transmettre leurs contenus religieux et leurs rites.
Or, du papier, des ciseaux et un peu de tendresse ont suffi à un homme pour marquer des générations de Québécois et à les intéresser au message évangélique au moment même où ils étaient de plus en plus nombreux à délaisser les églises. Comment ne pas y voir se répercuter jusqu’à nous une splendide leçon d’humilité?
Claude Lafortune n’avait rien de compliqué à mettre en scène, rien à marchander, rien à évaluer. Il était dans la logique du don, il offrait gracieusement. Son retour sur investissement sera les fruits du don de soi et les fruits de la grâce des générations qui l’ont écouté. En cette période mondiale où nos fragilités sont comme des lambeaux de papier, Claude Lafortune nous rappelle avec douceur que nous pouvons sculpter un nouveau monde de tendresse, où le pardon recolle les morceaux, le partage dessine la solidarité, la bienveillance bricole la beauté. Merci, Claude. À nos ciseaux!
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