J’ai été amené à connaître l’existence de Jean Vanier en 1978. Un ami parti à l’aventure avait abouti à L’Arche de Trosly. Ce qu’il en rapportait avait semé en moi le désir de vivre un jour l’expérience de L’Arche.
À ma grande joie, cela s’est produit 20 ans plus tard, alors que je fus appelé, avec ma famille, à devenir le responsable d’une communauté en France et ensuite à Montréal. Douze années de participation intense à la vie de l’Arche durant lesquelles j’ai eu plusieurs occasions de rencontrer Jean Vanier y compris dans l’intimité à quelques reprises. Il me reste de ces moments un souvenir ému d’avoir été touché par un être dont la profondeur humaine demeure unique, une âme d’exception.
Canadien sans l’être
De ce côté de la planète, nous aimions rappeler que Jean Vanier était Canadien, bien que né à Genève en 1928. Il était l’un des fils de l’ancien militaire, diplomate et gouverneur général Georges Vanier et de Pauline Archer, elle-même diplomate et fortement engagée auprès des plus démunis. Le couple est d’ailleurs au cœur d’une démarche de béatification promue par l’archidiocèse d’Ottawa. Dans les faits, Jean Vanier n’aura passé qu’une petite partie de sa vie au Canada.
Pour tous ceux qui le connaissaient, son accent bizarre, tant en anglais qu’en français, en faisait un étranger de nulle part… Et pourtant, c’est dans un petit village au nord de Paris qu’il s’installa définitivement à partir de 1964, pour y fonder un petit foyer de vie, L’Arche, avec des adultes ayant une déficience intellectuelle. Ce petit bateau allait germer et produire des fruits qui continuent de se répandre au sein d’une Fédération internationale comprenant près de 150 communautés sur les cinq continents.
Il a aussi fondé Foi et Lumière avec Marie-Hélène Mathieu, Foi et Partage au Canada et l’association Intercordia encourageant le volontariat international chez les jeunes. Il compte plus d’une trentaine de livres publiés et s’est vu décerner plusieurs prix prestigieux tout en ayant été quelques fois pressenti pour le Nobel de la Paix.
Jean Vanier était donc moins Canadien que citoyen du monde. Lui, qui a côtoyé des hommes et des femmes de tous les coins de la planète, de toutes les classes sociales et de pratiquement toutes les cultures, mesurait mieux que quiconque la valeur du vivre-ensemble dans le respect de chaque individu considéré comme «une histoire sacrée».
Catholique sans l’être
Si le monde catholique aime à se le présenter comme un saint, il ne fut pas si facilement reconnu par l’institution et même plutôt perçu comme un être original. Son mouvement ne s’est jamais résolu à se délester de sa dimension œcuménique et inter-religieuse et n’a donc jamais pu être compté comme «association publique de fidèles» comme d’autres communautés nouvelles. Malgré cela, il fut l’ami des papes, surtout de Jean-Paul II et honoré plus récemment par François.
L’homme qui l’a sans doute le plus inspiré, le père Thomas Philippe, a été lui-même considéré comme un marginal catholique. Sa spiritualité trinitaire était avant-gardiste dans les années soixante. Elle a certainement contribué à nourrir la créativité au sein des communautés de L’Arche et l’audace dans leur expansion internationale qui n’a jamais cessée.
Le père Philippe est devenu pour Jean Vanier un poids plus lourd à porter dans les dernières années. Le religieux a été dénoncé pour des abus sexuels qui remontent aux années où il était «le prêtre de L’Arche». Est-il possible que le fondateur de cette communauté n’ait jamais rien su ou qu’il n’ait jamais entendu de rumeurs au sujet de la perversion de son ami et mentor? Il est à espérer qu’il ait laissé quelques notes permettant de faire la lumière sur cette éventualité afin d’éliminer toute trace d’omission, de couverture ou de déni de sa part.
Grand personnage sans l’être
Du haut de ses deux mètres, Jean Vanier faisait figure de géant, bien que sa posture de plus en plus courbée avec l’âge tendait à réduire la distance avec l’autre de qui il voulait se faire proche. Je me rappelle l’effet de sa main immense qui saisissait la mienne, minuscule. Sa mémoire de petits détails sur moi me troublait, compte tenu de l’étendue de son réseau. Et mon épouse en garde le souvenir d’un homme qui vous donnait l’impression d’être auprès de lui la personne la plus importante au monde.
Homme de bonne famille, d’éducation supérieure, de discipline militaire, de réputation savante, il avait à cœur avant tout d’aider «les pauvres et les petits». C’est peu à peu qu’il a appris à quel point lui-même se sentait démuni, petit, incomplet.
L’expérience sans doute la plus déterminante qu’il a vécue se déroule en 1978, alors qu’il prend une année sabbatique de la direction de L’Arche. On lui propose de s’occuper d’un jeune homme lourdement handicapé qui n’a d’autre forme de communication que de crier. Jean a souvent raconté au cours des retraites qu’il a prêchées que c’est ce jeune homme qui l’a poussé le plus loin dans ses limites, au cœur de son impuissance, jusqu’à devenir pour lui un «ennemi». Ne serait-ce pas, en effet, ce type de personne proche, au départ en besoin de nous, qui nous fait prendre conscience de nos véritables limites, qui nous humilie dans notre sentiment de puissance, qui devient ainsi l’ennemie à détester pour l’image qu’elle nous renvoie?
Jean Vanier sort de cette année avec son ouvrage le plus emblématique de la vie à L’Arche, La communauté, lieu du pardon et de la fête (1979). Dès lors, il aura saisi à quel point on ne vient pas à L’Arche en tant que non handicapés aidant des handicapés, mais comme des humains s’entraidant mutuellement dans la croissance, certains avec un handicap visible, d’autres ignorant le leur… mais jamais pour longtemps!
Grâce au désir de pérennité qu’il a voulu donner à son oeuvre, il s’était mis en retrait de toute fonction de gouvernance depuis longtemps. Mais sa sagesse et ses conseils n’ont jamais cessé d’être prodigués à qui le demandait.
L’être humain le plus universel qui soit
L’homme avait ses défauts. Il a commis des erreurs. Sur les deux plans, il fallait l’entendre pour découvrir à quel point on peut être aussi grand et aussi humble à la fois.
Depuis bientôt 55 ans, il aura fait plusieurs fois le tour de la planète, rarement pour séjourner dans les plus grands hôtels, mais toujours parmi les gens qui l’accueillaient dans la simplicité. Il avait des amis partout. Il était l’ami de tous, en particulier de toutes «les personnes accueillies», une autre manière de désigner celles et ceux qui sont porteurs de handicap dans les communautés de L’Arche, qui le reconnaissaient comme un frère universel en l’appelant simplement Jean et le tutoyant spontanément.
Il laisse des écrits abondants. Mais il a sans doute dit plus qu’il n’a écrit, ses conférences étant le plus souvent préparées à même quelques mots sur un bout de papier, y compris lorsqu’il devait s’adresser à des assemblées prestigieuses ou participer à des colloques savants. Jean Vanier était un homme profondément connecté à son être profond, dans une sorte de sanctuaire intérieur où il retrouvait l’Être, l’Autre, le Souffle inspirant toutes choses et donnant vie à toute création. C’est sans doute dans ce domaine de la spiritualité, notamment autour de la paix et du vivre-ensemble, que sa contribution aux enjeux de l’humanité sera la plus féconde pour le siècle à venir.
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