La Conférence des évêques catholiques des États-Unis a profité de son assemblée automnale pour adopter, le 12 novembre, un projet de lettre destinée aux catholiques en vue des prochaines élections. Dans la formulation retenue, le texte commanderait aux électeurs de considérer «la menace de l’avortement comme la priorité absolue à combattre».
En mettant ainsi cette priorité au-dessus de toutes les autres comme «le racisme, la crise environnementale, la pauvreté et la peine de mort» dont la lettre affirme néanmoins qu’elles ne peuvent être ni écartées, ni ignorées, il devient embêtant, pour un catholique, de favoriser tout candidat ou candidate qui ne présenterait pas la même hiérarchie des valeurs. De là à dire que l’Église catholique soutient moralement le Parti républicain majoritairement engagé contre l’avortement, il n’y a qu’un pas qui peut facilement être franchi dans l’esprit des fidèles ne voulant pas déroger à l’enseignement de leurs évêques.
Or, selon le magazine jésuite America Magazine, «au moins deux évêques» ont exprimé leur préoccupation «à l’effet que la lettre ne reflète pas la manière dont le pape François suggère que les questions de vie devraient être abordées». François s’est toutefois déjà exprimé clairement sur le sujet de l’avortement, allant jusqu’à comparer le médecin-complice à un tueur à gages. Quelle pourrait donc être «sa différence» dans la manière d’aborder cet interdit moral qui trancherait avec la lettre de la conférence épiscopale américaine?
En toute fin de liste…
Prenons donc l’encyclique Evangelii Gaudium (La joie de l’amour) à l’instar de l’évêque de Chicago, Blaise Cupich, pour illustrer «l’approche François». Le mot «avortement» ne s’y retrouve qu’à une seule reprise, au paragraphe 214 (sur 288), celui-ci étant pratiquement à la fin d’une séquence où le pape traite d’abord et avant tout des pauvres jusqu’à en faire une catégorie théologique (197-201). Cette vision entraîne la nécessité pour les disciples du Christ de recevoir un enseignement des pauvres et, pour l’Église, l’appel à devenir «pauvre pour les pauvres». Cela s’exprime par une attention à l’autre en situation d’appauvrissement que l’Esprit «considère comme un avec lui».
La suite du texte traite de la situation économique mondiale dans laquelle la pauvreté est endémique et présente des causes structurelles qu’il importe de déconstruire en vue de «guérir [la société] d’une maladie qui la rend fragile et indigne, et qui ne fera que la conduire à de nouvelles crises». Et le pape enchaîne: «Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. La disparité sociale est la racine des maux de la société.» (202) Difficile d’être plus clair!
Ce n’est qu’après cette section que le pape désigne spécifiquement «les plus petits» auxquels Jésus s’identifie. Il mentionne «les faibles ou les moins pourvus de la terre» (209), les sans-abris, les toxico-dépendants, les réfugiés, les populations indigènes, les personnes âgées, etc. Il insiste particulièrement sur les migrants en faveur desquels il exhorte à une généreuse ouverture de la part des pays nantis (210). Il ne s’arrête pas là puisqu’il identifie également les diverses formes de traites des personnes comme l’esclavage moderne dans les usines clandestines, les réseaux de prostitution, l’exploitation des mineurs au profit des adultes, etc. (211) Et il poursuit avec les femmes qui souffrent des situations d’exclusion, de maltraitance et de violence (212).
Ce n’est qu’après cette séquence qu’il présente «les plus sans défense et innocents de tous» que sont les enfants à naître qu’une idéologie ambiante prive de leur dignité humaine (213-214). Et même dans ce passage, il ne porte pas cette «priorité» au-dessus de toutes les autres, affirmant: «Et pourtant cette défense de la vie à naître est intimement liée à la défense de tous les droits humains.» (213)
Mais pas moins prioritaire…
Voilà donc «l’approche François». Il ne veut pas minimiser les grandes questions sociales au profit du seul enjeu de l’avortement.
Il semble que les évêques américains se voient invités à reconsidérer leur sens des priorités «absolues» en vue d’aider les électeurs catholiques à voter l’an prochain. Il est possible qu’en pondérant l’ensemble des projets politiques, les «causes structurelles» de la pauvreté deviennent tout aussi importantes à combattre que l’interruption de grossesse. Car la pauvreté systémique tue aussi et a des conséquences désastreuses sur des populations entières qui finissent par se voir imposer des choix moraux lesquels, finalement, en visant à préserver la vie déjà présente, peuvent parfois impliquer le choix de ne pas permettre à un fœtus de se rendre à terme.
S’il est impossible de mettre tous ces enjeux sur le même pied, alors il faut, comme le propose encore François, discerner davantage en considérant la finalité plutôt que les cadres rigides et les règlements qui ne tiennent pas compte du contexte et des circonstances. Qui dit finalité, dit aussi causes. Or, les causes identifiées par le pape François ou, comme il dit: «la racine des maux de la société», ce sont les enjeux sociaux, la disparité des richesses, la domination des puissants. Si ces enjeux sont davantage la priorité des candidats démocrates, alors le discernement des électeurs étatsuniens n’en sera que plus complexe. Au contraire de ce que laisserait entendre la lettre des évêques, il n’y a pas de critère ultime autre que celui de la défense de «toute vie».
Cela me fait penser à cet épisode de ma vie où, luttant avec de nombreux internautes du monde pour faire obtenir la grâce présidentielle en faveur d’un condamné à mort, j’avais interpellé en direct le responsable du site pro-vie américain Lifesitenews.org. Je lui avais demandé de relayer auprès des milliers d’abonnés de son site la pétition à signer avant l’heure fixée pour l’exécution du condamné. Il m’avait répondu candidement: «Lorsque les anti-peine-de-mort se montreront plus déterminés à lutter contre l’avortement que contre la peine capitale, alors nous appuierons leur combat, car les plus petits sont ceux qui ne sont pas encore nés.» L’homme a été exécuté malgré un doute raisonnable sur sa culpabilité.
Voilà le genre de dilemme où nous conduit la «priorisation absolue» de l’avortement. L’idéal catholique d’une justice sociale «intégrale» ne peut se réduire à cet horizon obstinément unidimensionnel. Celui-ci, par ailleurs, illustre davantage l’obsession monomaniaque d’une poignée d’individus dont l’idéologie est dangereusement restreinte tandis que le sort du monde est bien plus complexe et que le cri des pauvres ne semble pas atteindre leur cœur.
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