De nos jours, même si des religions renoncent au dogmatisme, d’aucuns leur imputent les violences du siècle, voire le monopole de l’intolérance. Pourtant, comme l’histoire du XXe siècle en témoigne, d’autres pouvoirs, sans foi ni loi, ont infligé les pires horreurs que l’humanité ait connues. Or, voilà que guerres et massacres ont repris, avec leur flot de réfugiés. Amnistie international s’inquiète même d’un climat de haine et de peur comme l’on n’en avait pas connu depuis l’Europe des années 1930.
D’une capitale à une autre, en effet, des leaders «populistes» sont en quête d’un grand ennemi, dont la menace, souvent imaginaire, imposerait une toute nouvelle urgence – sans égard aux problèmes qui perdurent dans leur pays et sur la planète. Ce phénomène n’est pas nouveau, mais cette fois l’ennemi ciblé n’est plus seulement un groupe «indésirable», mais des populations entières. On évoque un conflit de civilisations. Et la civilisation à craindre, ce serait l’islam.
Les grandes peurs changent, mais pas le «viol des masses». Autrefois, on brandissait le «complot juif», un «péril jaune», la subversion communiste. Ou encore des sociétés secrètes, des hérétiques et autres engeances diaboliques. À la fin du XXe siècle, cependant, un événement inattendu aura surpassé les catastrophes appréhendées. Les pôles glaciaires n’ont pas disparu, des ovnis n’ont pas envahi l’Amérique! Mais, d’un seul coup, le mur de Berlin entraîne dans sa chute l’URSS et son empire.
De la Seconde Guerre mondiale, en effet, deux blocs avaient surgi: l’Est communiste et l’Ouest capitaliste. L’économie soviétique n’aura pu survivre à la course aux armements. Loin d’apaiser les tensions, la disparition de «l’empire du mal» jeta la panique dans le camp du bien. Qu’allait devenir le complexe militaro-industriel, ses propagandistes, ses labos de la «guerre des étoiles»? La classe aisée qui en vivait deviendrait-elle désuète, alors que tout un chacun se préparait à profiter d’un «dividende de paix»…
Des think-tanks de l’anticommunisme eurent tôt fait de se muer en départements d’anti-islamisme. Généraux retraités dans la finance, politologues jouant les Nostradamus, chevaliers de l’immobilier en mal d’ultime croisade, il n’aura pas manqué de prophètes appelant à sauver l’Occident. L’islam, racontèrent-il, est une religion ennemie de toute liberté, il cherche à s’imposer, continent par continent, sur une planète où il compte déjà plus d’un milliard de fidèles.
À gauche comme à droite, nombre de chefs politiques se sont lancés dans cette campagne. En Europe comme en Amérique sinon en Russie, ils n’auraient sans doute pas trouvé un public si vulnérable à leur discours sans l’insécurité économique qui persiste et une secte extrémiste qui mine l’islam.
Leur démagogie n’aurait pas, non plus, connu autant de succès si l’ignorance à l’égard des musulmans, dans les universités comme dans les tavernes, ne prévalait déjà presque partout.
Ni cette vieille religion ni les cultures qu’elle a forgées ne sont en soi réfractaires à toute convivance avec d’autres croyances. Certes, la plupart des sociétés ont connu brimades, ségrégations et fanatismes. Et rare sont les contrées conviviales qui ont revendiqué un «âge d’or». La recherche historique montre cependant que l’islam ne saurait être réduit aux images caricaturales qu’en ont trop souvent données une presse et un cinéma carburant aux préjugés et aux profits.
Ainsi, autour de la Méditerranée, les réussites sociales et juridiques du monde musulman soutiennent la comparaison avec celles d’autres civilisations. On en trouve maintes illustrations dans L’Europe et l’islam, quinze siècles d’histoire (2009). Certes, fin Xe siècle, un général Al-Mansûr invoquera le jihâd pour envahir des royaumes chrétiens, revenant de Saint-Jacques-de-Compostelle avec dans son butin les cloches de l’église! Mais son armée comptait aussi d’importants contingents chrétiens.
En terre chrétienne comme en en terre musulmane, concluent les historiens H. Laurens, J. Tolan et G. Veinstein, l’idéologie de la guerre sainte est souvent utilisée pour justifier la conquête aux dépens des «infidèles». Mais cela n’empêche ni alliances politiques et militaires avec des princes de confession rivale, ni large place accordée aux minorités religieuses. On est aux antipodes des massacres de l’État islamiste et de l’intolérance de l’Arabie saoudite.
En l’an 1099, il est vrai, un Yûsuf ben Tâsfîn, fait raser l’église principale de Grenade. Mais pendant longtemps musulmans et chrétiens partagent la cathédrale de Cordoue. L’édifice devenant trop exigu, Abd al-Rahman 1er l’achète aux chrétiens tout en leur permettant de bâtir des églises dans la capitale. Tout comme les vainqueurs musulmans, des princes chrétiens accordent aux vaincus un statut analogue aux minorités juives ou chrétiennes en terre d’islam. Plus tard, l’intégrisme sévissant, viendront exclusions et exodes.
Par contre, sous l’empire ottoman, des visiteurs s’émerveillent de découvrir une justice supérieure à celle des pays européens, une forte discipline au sein des armées, une propreté dans les villes comme au temps des Grecs et des Romains, et un régime de promotion «au mérite» dans l’administration publique. L’honnêteté entre ces musulmans suscitait l’admiration de ces chrétiens, qui alors ne trouvent guère pareille vertu dans leur propre pays.
Bref, il fut un temps où l’islam parut un modèle. Se pourrait-il donc qu’il faille chercher ailleurs cette «civilisation» qui menace l’humanité…