Pour les uns, Justin Trudeau serait un chef politique différent, comme on rêve d’en avoir dans maints autres pays. N’a-t-il pas recruté son cabinet dans toutes les communautés du Canada? Pour d’autres, sous une apparence juvénile, le premier ministre libéral cacherait un politicien aussi rusé sinon amoral que certains de ses prédécesseurs. N’en est-il pas encore à des fonds électoraux douteux? Un test permettra peut-être de mesurer sa culture personnelle et son jugement politique: la question de la marijuana.
Dès le début de l’humanité, en effet, les sociétés ont recherché les substances euphorisantes tout en tentant d’en limiter les effets souvent nocifs. La modération n’ayant pas suffi à prévenir les abus, plusieurs voudront à diverses époques limiter cette consommation. Une Amérique puritaine voudra même l’interdire en imposant la prohibition. Peu populaire, cette mesure aura plutôt favorisé l’essor d’une industrie clandestine et d’une police corrompue.
Au Canada, pour apaiser les tenants de la tempérance, empêcher l’alcool frelaté, et priver la mafia d’un riche monopole, la loi va instaurer des régies publiques, qui dominent encore aujourd’hui la vente des vins et spiritueux. Ce système rassurait les bonnes gens et redonnait à d’honnêtes marchands une production lucrative. Des politiciens allaient, en retour, y placer parents et amis, collecter des taxes, et garnir leur caisse électorale. L’État n’allait donc guère se préoccuper des ravages de l’alcoolisme.
Certes, les trains n’étaient pas confiés à des ivrognes, et les pilotes d’avion durent prendre les commandes en étant abstinents. Mais trop souvent des bars restèrent aux mains de criminels. Et surtout, les routes seront hantées par l’alcool au volant. Mais que voulez-vous: l’alcool crée de l’emploi et paie des taxes, bien qu’il encombre les urgences des hôpitaux. Il fallut, après un siècle de tueries routières, que des «mères en colère» parviennent à secouer l’incurie parlementaire.
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On n’arrête pas le progrès. Un avocat élu à Montréal grâce à une enquête sur «le vice organisé» allait, en effet, rivaliser avec le red-light: pour sauver sa ville en faillite, Jean Drapeau lance une loterie travestie en «taxe volontaire». Il est rabroué par Québec et par les tribunaux, mais la porte était ouverte aux politiciens rêvant de faire main basse sur les tripots de jeu compulsif. La loterie municipale fit patate, mais Ottawa donna en monopole aux provinces cette nouvelle exploitation des pauvres.
Pourquoi ne pas exploiter aussi les Américains, se disent alors des hôteliers. Le ministre du Tourisme consulte la population. Est-elle favorable à un casino si les profits servent «à la santé et à l’éducation»? Bien sûr, répond-elle. Et pourquoi pas en régions! Chose dite, chose faite. Des joueurs se suicident, des retraités se ruinent, la pègre prête aux désargentés? Pas de problème. Loto-Québec verse une cote aux bonnes œuvres. Et voilà que votre Église est muette. Et qu’on manque toujours d’argent pour la santé et l’éducation.
C’est dans ce millénaire troublé qu’un jeune chef libéral promet aux gars et aux filles du pays qu’ils pourront bientôt, autant que les malades souffrant d’angoisse ou d’arthrite, se détendre à l’herbe délassante par excellence: la marijuana. Aussitôt c’est la ruée des investisseurs vers la production. De quelques centaines de millions déjà, le marché convoité grimpe à plusieurs milliards. La course à qui distribuera le pot s’engage entre les pharmacies, les sociétés d’alcool et autres bienfaiteurs du peuple.
Les entreprises autorisées à en produire à des fins «médicales» n’entendent pas en échapper la version «récréative». D’aucuns, surpris à user déjà de pesticide, réclament soudain plus de sévérité dans les règles! Santé Canada laisse néanmoins tests et surveillance aux compagnies. Si nul n’a protégé les malades, qui se souciera des bien-portants? Un autre marché de poursuite judiciaire s’ouvre aux avocats. Néanmoins tout le monde prétend que la bonne mari chassera la mauvaise et que ce sera la fin du règne des trafiquants.
Santé Canada qui veille au système de marijuana médicale y dénombrait plus de 100 000 patients, mais seulement 3000 au Québec. Or, d’après le ministère fédéral, plus de 500 000 personnes en consomment au pays. Au Canada, 38 entreprises étaient déjà autorisées à produire cette substance, mais seulement une au Québec. Qui donc fournit aux patients non enregistrés et aux autres consommateurs un produit encore officiellement illégal? De petits vendeurs sans permis, certes. Mais surtout le crime organisé.
Des producteurs légitimes pourraient, il est vrai, embaucher des travailleurs jusqu’ici illégaux qui maîtrisent la culture du cannabis. Mais les trafiquants qui font fortune dans ce commerce ne vont pas se transformer en commis voyageurs d’entreprises accréditées par Santé Canada. Ils vont plutôt tenter d’en prendre le contrôle, si ce n’est déjà fait. Au Québec, ils pourraient même, dans les champs de culture comme dans les services de livraison, faire la vie dure aux prochains concurrents quelle qu’en soit la bannière.
Mais surtout, la marijuana, avec son taux de THC contrôlé, inciterait davantage de consommateurs à en rechercher des «stocks» plus puissants, comme c’est déjà le cas au marché noir. Ce marché prospérera si le prix fixé par le gouvernement est trop élevé. S’il est trop bas, cela incitera les brasseries, menacées par cette concurrence, à réduire le prix de la bière, au risque d’étendre la plaie de l’alcoolisme. De même, fixer à 18 ans l’accès au cannabis ne va pas, non plus, épargner les enfants.
Les limites imposées aux produits euphorisants n’ont jamais réussi à empêcher nos jeunes de consommer. Comment alors ne pas s’inquiéter de l’arrivée prochaine du pot dans nos foyers?