En pleine campagne électorale, la plupart de nos quotidiens en sont réduits à craindre pour leur propre survie. Ils se tournent vers leur lectorat et les communautés qu’ils desservent. Et surtout ils attendent des gouvernements, outre des secours d’urgence, une réforme du financement de la presse. Or, le mal ne vient pas seulement des prédateurs américains. Des entreprises d’ici ont longtemps miné le journalisme bâti au pays.
Il fut un temps, il est vrai, où la menace provenait d’un pouvoir, religieux, à la fois censeur et concurrent des journaux. Ainsi Wilfrid Laurier, ayant lancé L’Électeur, subit les foudres de l’épiscopat catholique pour hérésie. Le même jour apparaissait Le Soleil, avec les mêmes presses, annonceurs, abonnés et rédacteurs! D’autres quotidiens deviendront aussi des journaux d’information, souvent sous propriété familiale ou commerciale.
Puis apparaîtront des «chaînes», grandes ou modestes, et des rédactions professionnelles comptant plus de journalistes. Quelques journaux fusionnent, sous un double titre (The Globe and Mail). Par contre, à Ottawa et à Winnipeg, deux chaînes y possédant chacune deux journaux s’entendront pour fermer The Journal et The Tribune. Cette disparition brutale déclenche alors une enquête royale. Son rapport n’ira nulle part. C’était en 1980…
Quelques chaînes canadiennes débordèrent dans d’autres pays. En même temps, des entreprises posséderont à la fois des journaux et des stations de radio ou de télévision: une mixité interdite aux États-Unis mais permise au Canada. Il devint de plus en plus difficile de lancer un quotidien, et plusieurs titres sont disparus. Entre-temps hebdomadaires et magazines ajoutent à la concurrence.
Le Québec aura été particulièrement vulnérable. Maints hebdos et journaux de quartier n’eurent que les apparences du journalisme. Le Publisac détourna d’autres revenus. À la radio privée, journalisme et information disparurent des ondes. Le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes fédéral multipliait les permis sans égard à la capacité des marchés. Finalement, la radio publique s’est retirée de la pub, certes, mais la télé d’État s’en est régalée jusqu’à devenir obèse.
La Révolution tranquille avait vu disparaître les derniers journaux liés à des partis en même temps que naissait un journalisme professionnel parfois militant. Des rédacteurs passent à «l’indépendance» ou au socialisme, et Montréal connaît les émeutes et les bombes. Dans plus d’une minorité et chez les autorités, c’est la panique. Le cabinet Pearson lance des mesures telles la Commission Laurendeau-Dunton et la Compagnie des Jeunes canadiens.
Discrètement la gendarmerie et l’armée infiltrent les campus, les syndicats et les institutions stratégiques. Toutefois, qui donc empêcherait les «séparatistes» et autres rebelles tapis dans les médias de semer la division nationale et le désordre social? Ottawa ne peut fermer Radio-Canada ni mettre au petit écran des «vases chinois» (P. E. Trudeau). Le salut viendra d’un entrepreneur franco-ontarien, Paul Desmarais, de Power Corporation.
Sauf les journaux de Québecor et Le Devoir, en effet, les quotidiens du Québec vont devenir la propriété de l’empire Desmarais. L’acquisition de La Presse exigeait une loi spéciale, que Québec accorda. Le nouveau propriétaire y engage une épreuve de force avec ses syndiqués. Une précédente grève avait laissé un Journal de Montréal s’implanter en métropole. Peu après, un lock-out permettra à Pierre Péladeau de rivaliser avec La Presse.
L’achat du Soleil allait s’avérer plus ardu. Devant l’opposition à la «concentration de la presse», Desmarais recule. Journaliste et patron de Dimanche Matin, Jacques Francoeur, achète le fier journal de la capitale. Les oblats lui céderont Le Droit dont les employés ne veulent pas hériter. Enfin, Conrad Black prend la relève, sans faire du Soleil le Washington Post du Canada! Paul Desmarais allait imposer une mainmise tranquille.
Pendant que GESCA, filiale de Power Corporation, veillait à empêcher les «séparatistes» d’envahir les journaux, des leaders du Parti québécois s’indignaient qu’aucune voix souverainiste ne s’exprime dans cette presse dite «démocratique». Bien que Le Devoir ne soit pas fermé à ce parti, le PQ lui lancera un concurrent, Le Jour, qui lui fait perdre la moitié de ses lecteurs, mais pas les revenus venus des entreprises et des gouvernements.
Entre-temps, le lectorat du Montreal Star fléchissant, ses maîtres de Toronto mettent la clé dans la porte. Québecor y voit une occasion de lancer un tabloïd mais échoue. Plus tard, des cadres du Devoir, craignant pour leur journal, en lancent un autre en s’appuyant sur The Gazette, sans plus de succès. Bref, les canards de la Belle province s’agitent comme volailles en poulailler, alors que de la Californie le monstre Google va bientôt menacer toute la presse occidentale.
Au début, les quotidiens voient dans l’Internet une occasion d’élargir à moindre frais leur lectorat et d’ajouter à leurs revenus. Erreur fatale. Dans la piscine mondiale des médias, les requins du profit pillent gratuitement les produits journalistiques, attirent un plus vaste public et du même coup arrachent aux quotidiens de plus en plus de publicité et donc de revenus. Un peu partout nombre de journaux succombent ou craignent de disparaître.
Il serait surprenant qu’au Québec des politiciens et des financiers incompétents en journalisme (ou des repreneurs en quête de dépouilles subventionnées) réussissent là où Power Corporation n’a trouvé d’autre remède que la charité ou la faillite.
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