Le fait qu’il faille qu’un pape vienne au Canada pour tenter de rafistoler les relations entre l’Église et les peuples autochtones illustre d’abord l’immense échec de l’Église canadienne sur cette question.
Après des années de tergiversations, la rengaine est connue et le malaise reste palpable. Les autorités ecclésiales canadiennes ont laissé traîner la question pendant longtemps, sous un paquet de prétextes: l’agenda du pape, les limites de leur autorité, le besoin de «marcher ensemble» d’abord… Ni les recommandations de la Commission de vérité et réconciliation, ni le cafouillage médiatique sur la Colline parlementaire et les tentatives maladroites pour limiter les dégâts autour des non-excuses du pape en 2018 n’ont réellement permis d’outrepasser le fait qu’à défaut d’un manque de volonté, il y a très certainement eu un manque de leadership.
Les excuses arrachées aux évêques canadiens l’automne dernier l’expriment plutôt bien. La version francophone est balourde, scrupuleusement calquée sur l’anglais. Surtout, elle s’accompagne d’un logo et de formules qui ne sont pas celles de la Conférence des évêques catholiques du Canada. Sitôt la nouvelle publiée, un évêque écrivait en catastrophe à Présence: il ne faut pas dire que c’est la conférence épiscopale qui présente des excuses, ce sont «les évêques». Un rappel parmi d’autres du monde parfois juridiquement alambiqué et replié sur lui-même dans lequel ils en viennent à évoluer.
Aucune garantie de résultat
S’il a été si compliqué d’inviter le pape, c’est en bonne partie parce que les évêques canadiens n’étaient tout simplement pas sur la même longueur d’onde. Non pas que la question des relations avec les peuples autochtones les indiffère – au contraire, il y a une réelle préoccupation pastorale chez les détenteurs de crosse canadiens – mais plutôt parce qu’il s’agit d’une entreprise coûteuse aux retombées incertaines.
Le dernier pape en exercice à être venu au Canada est Jean-Paul II, il y a vingt ans, à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse de 2002 à Toronto. Deux ans après celles de Rome, elles devaient dynamiser la pastorale jeunesse au pays et raviver les troupes. Les coûts de cette visite, répartis entre les diocèses canadiens, ont plutôt accéléré le déclin de la pastorale jeunesse, qui s’est retrouvée épuisée et à court de ressources dans bien des endroits au cours des années suivantes. Une pente glissante qui, combinée à l’accélération de l’attrition des ressources humaines et matérielles, se matérialise en un avertissement bien concret: la visite d’un pape ne comporte aucune garantie de résultat.
Attentes limitées
La confirmation de la venue de François vendredi a peiné à recueillir plus d’intérêt dans les médias québécois que l’annonce de la grossesse de Marie-Pier Morin. C’est dire. Si l’état de santé du pape lui permet effectivement de s’aventurer en sol canadien cet été, que faut-il en attendre?
La question demeure théorique et on peut y répondre à la lumière du profil du pape et de ses visites antérieures. Nul doute qu’il saura prononcer les bons mots envers les peuples autochtones, se montrer humble, pénitent et repentant.
Mais par-delà cet aspect somme toute raisonnablement prévisible et immédiat, il faut admettre qu’il y a quelque chose de tordu dans le fait qu’il faille se reposer sur un vieil Argentin à l’anglais et au français incertains pour progresser sur l’enjeu des relations entre l’Église et les Autochtones. Une fois François reparti, qu’en restera-t-il?
La culture du recours au pape
Nous disions d’entrée de jeu que le besoin de la venue du pape illustre un échec de l’Église canadienne. Mais elle illustre aussi un autre problème: un échec sémantique. Ce dernier n’est d’ailleurs pas l’apanage du dossier autochtone. Il est plus profond, voire plus dissimulé, pour ne pas dire sournois.
Le recours au pape pour venir colmater une difficulté relationnelle propre à l’histoire canadienne est la matérialisation d’une difficulté à progresser significativement sur plusieurs enjeux contemporains en ayant recours aux forces ecclésiales locales. Depuis longtemps, la vie de l’Église canadienne s’abreuve à l’évêque de Rome, qui lui dicte indirectement le discours à tenir et les actions à poser sur les migrants, l’environnement, les femmes, les personnes LGBTQ+, etc. Au point où la papophilie frôle souvent la papolâtrie.
Est-ce la cage d’une inéluctable logique hiérarchique qui pousse autant les cercles canadiens à s’en remettre aux paroles, discours, déclarations et documents de François? Combien de clercs et de laïcs entend-on, faute d’une pensée originale lors de sermons et de réunions, s’appuyer sur quelques bribes papales souvent citées hors contexte. «Comme le dit le Saint Père», «François disait», «Notre bon pape nous affirme que»? Le pape comme béquille argumentaire.
L’après-visite
Ce recours est à ce point ancré dans la culture catholique d’ici qu’il y a véritablement lieu de se demander ce que cela signifie dans le cadre du voyage de François au Canada. À l’instar d’une pensée écologique locale qui peine à évoluer indépendamment de l’encyclique Laudato si’, pour ne prendre qu’un exemple parmi d’autres, sa visite aux Autochtones court-elle le risque de devenir un spectaculaire point d’orgue dont les lendemains – gérés localement – ne seront que la triste suite de ce à quoi les autorités ecclésiales canadiennes nous ont habitués sur cette question au cours des dernières décennies?
Louix XIV faisait inscrire ultima ratio regnum sur ses canons: le dernier argument du roi, ultime option quand les voies diplomatiques ont échoué. Le boulet fend l’air, creuse un sillon sur son passage, puis s’immobilise et ne devient qu’un objet inanimé. Permet-il de corriger les échecs antérieurs? Permet-il d’espérer une nouvelle ère de paix? Le souvenir de la détonation demeure, mais les canons repartent et laissent la reconstruction à ceux qui restent.
S’il est mal géré, le recours argumentaire au pape pourrait devenir un véritable boulet.