La Cour supérieure du Québec a rendu son jugement sur la légalité de la Loi 21. Le juge Marc-André Blanchard a retranché les commissions scolaires anglophones ainsi que les élus à l’Assemblée nationale des groupes soumis à l’application de la loi, laissant le reste des «personnes occupant une fonction d’autorité au nom de l’État» interdites du port de signes religieux. Le premier ministre Legault et son ministre de la Justice ont vite déclaré le caractère illogique de cette décision, comme s’il existait deux catégories de Québécois.
Bien entendu, ce jugement ne fait que mettre en évidence ce qui semble dominer dans la perception populaire. Si on est francophone, pense-t-on, on est «forcément» laïque et hostile aux religions alors que si on est anglophone, donc du groupe minoritaire à l’intérieur duquel se «cachent» les nouvelles minorités, on est forcément «multiculturaliste» et ouvert à l’expression religieuse publique. Ce serait si simple si la réalité était aussi binaire.
Discriminer sans motif raisonnable
Toutes les tentatives de brimer les droits fondamentaux des minorités religieuses avaient plus ou moins abouti dans la filière 13 avant la loi 21. Qu’il s’agisse du recadrage avorté des accommodements raisonnables en 2007, de la Charte des valeurs québécoises, morte avec l’élection de 2014, et, même si elle a été sanctionnée, de l’insipide Loi 62 sur la neutralité religieuse de l’État en 2017, aucune de ces mesures législatives n’avait autant mené au contentement de la majorité que la Loi sur la laïcité de l’État du gouvernement Legault.
Bien que la majorité soit satisfaite, la Loi 21 n’en est pas moins discriminatoire. Qu’un gouvernement puisse, occasionnellement et pour des motifs raisonnables, porter atteinte aux droits fondamentaux, toutes les cours de justice peuvent l’admettre, mais que celle-ci, votée sans crise sociale, sans menace grave ni urgence, passe le test de la Cour supérieure, c’est une sacrée surprise.
La preuve en est que même le juge Blanchard, dans son jugement, tient des propos qui pourraient légitimer tout le contraire de sa propre décision. «Il ne fait aucun doute, écrit-il, qu’en l’espèce la négation par la Loi 21 des droits garantis par les Chartes entraîne des conséquences sévères sur les personnes visées.» Et il poursuit en montrant la gravité de ces conséquences sur les personnes ostracisées et les jeunes désireux de maintenir leur appartenance religieuse en portant les signes qu’ils leur associent, tout en voulant évoluer vers des carrières visées par leur interdiction.
Un Québec intransigeant
De nombreux Québécois francophones issus de la culture canadienne-française se sont montrés solidaires des minorités, sur le principe même de la défense des droits fondamentaux. Face à la majorité qui soutient la forme exclusive de laïcité promue par la Loi 21 plutôt que n’importe quelle autre acception du terme, les personnes engagées dans des groupes inclusifs paraissent davantage tournés vers l’avenir à bâtir que de se complaire dans un passé revisité.
Il va de soi que l’Église catholique et, pour une moindre part, certaines Églises protestantes, ont dominé les consciences avec leur morale rigide et qu’une bonne partie de leurs clercs et religieux ne se sont pas montrés à la hauteur de ces exigences, mais il serait réducteur de présenter les croyances religieuses comme étant toujours abêtissantes. Au contraire, nous connaissons tous des personnes ayant intériorisé les valeurs portées par leur religion jusqu’à des sommets d’humanité. Si elles sont forcément individuelles, une bonne part de ces croyances ont besoin de la communauté d’appartenance pour demeurer vivantes et impliquent parfois des signes visibles pour s’y sentir fidèle.
Si le Québec refuse obstinément de revenir à la raison, en privant certains citoyens de leur liberté de conscience, ne risque-t-il pas de glisser progressivement vers un repli identitaire de plus en plus rivé à un «nous» plus fantasmé que réel?
Car il y a bien un seul Québec, comme l’a répété M. Legault. Ce Québec s’était rassemblé, au lendemain de l’échec de l’Accord du Lac Meech, en 1990, par les paroles du Premier ministre Bourassa: «Le Québec est aujourd’hui et pour toujours une société distincte, libre et capable d’assumer son destin et son développement.» Mais depuis, le Québec n’a jamais été plus divisé, accueillant, d’une part, en nombre des immigrants dont il a besoin pour «son développement», tout en leur refusant, d’autre part, l’expression de leur culture d’appartenance et de leur identité propre.
Je pose donc la question suivante: quel sera ce «seul Québec» dans les années devant nous? Un Québec hostile à l’expression religieuse jusqu’à bafouer des droits fondamentaux? Ou un Québec, lui-même formé d’une majorité immensément minoritaire sur le continent nord-américain, se distinguant par sa capacité de se reconnaître dans les minorités qui l’ont choisi, leur accordant les mêmes droits internationalement reconnus pour s’y épanouir et pour jouir de la liberté et du respect?
Pour ma part, la réponse est claire. Je préfère vivre en portant tout ce que je suis, traditions et histoire, culture et identité, tout en reconnaissant une parfaite égalité de droits à tous mes concitoyens. Je maintiens mon opposition à la Loi 21 et je souhaite ardemment que les prochaines étapes viendront progressivement l’affaiblir pour nous permettre enfin de tourner la page sur ces années noires qui auront vu une volonté d’exclusion égratigner ce qui contribuait à faire de notre «société distincte», jusqu’à peu, l’envie de bien des nations.
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