Faut-il annuler Noël?
L’enjeu se veut d’abord sanitaire. Ce n’est pas le temps d’aller contaminer quelqu’un, encore moins aux membres les plus vulnérables de sa famille. Alors que le système de santé parait à bout de souffle en cette fin d’annus horribilis qu’il vient de traverser, il est hors de question d’ouvrir la porte à une explosion des cas au retour des Fêtes.
Les possibilités de pouvoir se rassembler s’amenuisent au fur et à mesure qu’on approche de la date butoir du 17 décembre, début du confinement pour ceux qui souhaitent fêter en groupe quelques jours plus tard. Du bar ouvert initial, on s’accroche encore à la limite de deux rassemblements de 10 personnes ou moins pour Noël, en attendant sans doute de se faire dire qu’en fin de compte il vaut mieux oublier cela.
Partout, on voit déjà cette annulation à l’œuvre: parades, partys de bureau et réveillons abandonnés. Sur les réseaux sociaux, des internautes témoignent de leurs déchirements et tensions à l’approche de la fête: qui inviter, comment disposer la table, pendant combien de temps est-il raisonnable de se voir. Et le fameux «ça comptes-tu si…». Car oui, entre la capacité de la pièce, le poids de la dinde, le nombre de bouteilles, c’est souvent une affaire de calcul.
D’emblée, plusieurs personnes ont entrepris de trancher la question sans attendre le gouvernement et de tout bonnement jeter l’éponge. Cette année, se résignent-elles, ce sera un Noël «plate».
Frictions et pressions
Quand on regarde l’actualité des dernières années, on réalise avec étonnement que Noël amène toujours son lot de frictions sociales. Qu’il s’agisse du nom à donner au sapin, de déchirer sa chemise pour une histoire de décorations vaguement religieuses ou de dénoncer la consommation encouragée, ce temps de l’année ne manque jamais d’alimenter les débats. À cet égard, 2020 restera certes dans les annales, mais fait moins figure d’exception qu’on ne pourrait le croire.
Ces frictions sont indissociables des fortes pressions que nous nous imposons pour la fête. Derrière celle de prodiguer une forme d’abondance se cache celle encore plus lourde de faire plaisir à autrui, préoccupation noble qui flirte continuellement avec le risque de ne plus parvenir à jouir du moment. Si bien que plus les jours passent, plus nous croisons des gens qui confient leur soulagement d’avoir enfin un bon prétexte pour se délester de l’habituel tourbillon des préparatifs.
Ce Noël solitaire qui cogne à nos portes nous éveille d’une manière inattendue à une expérience de solidarité. Combien de personnes vivent douloureusement la solitude à cette période de l’année, sans qu’il ne soit question de pandémie? Pour combien l’expérience se résume-t-elle à travailler de longues heures pour un boulot précaire en se faisant casser les oreilles à longueur de journée par la dernière version dubstep du Petit renne au nez rouge? Noël ne fait qu’amplifier leur trop habituel sentiment d’exclusion.
Importance maintenue
Dès lors, l’attente et l’incertitude entourant l’allure exacte que prendra la fête de Noël cette année sont assorties d’un double rappel sur la signification de cette journée dans la culture actuelle.
D’une part, celui de l’importance que ce jour continue d’avoir au sein d’une société largement sécularisée, même si les restants d’appartenance culturelle chrétienne s’effritent petit à petit. L’idée qu’il ne s’agit pas d’un jour comme les autres est encore largement partagée au sein de la population. Le sens que la fête a longtemps eu au Québec s’est certes déplacé, mais la reconnaissance de la centralité symbolique de l’événement dans notre calendrier perdure.
D’autre part, le sens à donner au 25 décembre demeure une question en suspens. Ce l’est encore plus en période de pandémie. En effet, quel sens donner à une fête sans rassemblement? Sans échange de cadeaux? Que penser des décorations et des musiques omniprésentes depuis plusieurs semaines et qui paraissent bien artificielles, plus que d’habitude? Noël n’est-il qu’un machin thérapeutique, une échappatoire de consommation pour oublier des quotidiens arides? Non, voulons-nous croire. Il y a plus.
Solidarité, partage, accueil: voilà bien des postures éthiques – revendiquées par l’écrasante majorité des citoyens, qu’ils se réclament du christianisme ou non – dont les traditions religieuses n’ont plus l’apanage mais qui restent associées à Noël. L’attachement porté à ces valeurs est partagé, même s’il correspond à des expériences différentes pour chacun.
Déplacer la question
C’est pourquoi se demander si la fête de Noël peut être annulée revêt une certaine maladresse. Annuler un repas, un rassemblement, un réveillon, voire même une messe, n’invalide pas Noël et annule encore moins ses traditions, qui n’ont pas à être confondues avec des habitudes.
L’année 2020 offre une occasion rare et unique de questionner d’une manière inédite, comme société, notre rapport au 25 décembre. De porter un regard épuré sur la fête, dépouillée des strates d’obligations reçues et imposées. La question que cet exercice nous offre – comment garder vivante une tradition lorsqu’elle est extraite de ses atours habituels – gagnerait d’ailleurs à se répercuter plus profondément dans nos vécus, religieux ou non.
Le sens d’une fête ne dépend ni de la cuisson de la dinde, ni de l’ampleur des mesures sanitaires, ni du nombre de mètres carrés recouverts de cadeaux dans un salon. Il n’appartient qu’à chacun de faire en sorte que Noël ne soit pas annulé, mais magnifié.
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