«Suis-je le gardien de mon frère?», demandait Caïn à Dieu, après avoir tué son frère Abel. Ce récit du livre de la Genèse (qu’on trouve aussi, avec quelques différences, dans le Coran) pose l’essentielle question de l’humanité. Se garde-t-on les uns les autres? Suis-je la gardienne de ma sœur, le gardien de mon frère? À voir les milliers de personnes assemblées dans les vigiles de lundi soir, le lendemain de l’attentat au Centre culturel islamique de Québec, la solidarité régnait. Nous étions gardiens les uns des autres. Et pourtant, nous avons failli aux nôtres.
Nous. Un pluriel qui définit un ensemble, mais qui peine à se traduire en vivre ensemble, ici comme ailleurs. L’idée qu’il y a «eux» et «nous» est persistante et pernicieuse. «Eux», c’est l’étranger, même si cet étranger est installé «chez nous» depuis 20 ans, que ses enfants parlent un français impeccable et militent pour une société plus juste – notre société. «Eux», c’est l’immigrée, citoyenne canadienne, chercheuse universitaire, qui porte le voile ou peut-être pas, qui fait avancer la recherche médicale… mais qui reste une étrangère à «nos» yeux.
Quand cessera-t-on de craindre l’étranger et d’en faire un épouvantail? Hier, c’était les boat people, les Grecs, les Portugais, les Haïtiens, les Italiens (mes parents, moi, l’une des seules dans mon école primaire avec un nom différent)… Hier, les immigrés étaient le vote ethnique de 1995. Aujourd’hui, ce sont nos concitoyens arabes qui font les frais de la xénophobie, sans oublier l’ensemble des minorités visibles qui dénoncent aussi le racisme systémique.
L’attentat de dimanche soir n’est pas un symptôme du racisme qui empoisonne notre société québécoise. Il est le fruit d’années de discours identitaires, de plateformes politiques reposant sur la peur de l’autre, de micros ouverts à une liberté d’expression trop souvent discriminatoire. Tout cela a une influence, que ce soit en inspirant ou en confortant des attitudes, des paroles et des gestes chez des citoyennes et des citoyens qui sont mal à l’aise avec les personnes immigrées, voire réfugiées. Les remarques anodines telles «je ne suis pas raciste, mais…» creusent le sillon de l’aliénation.
Les politiciens qui soutiennent qu’il n’y a pas de courant islamophobe au Québec et que les débats entourant le projet de la loi 60 («la charte des valeurs») ne sont pas à blâmer ont la mémoire courte. Les menaces, les attaques verbales et physiques sur des femmes voilées cette année-là sont des faits indéniables – surtout pas des faits alternatifs. Les victimes de la mosquée de Sainte-Foy font partie de «nous», et nous avons failli aux nôtres. Difficile d’imaginer des citoyens mieux intégrés et actifs dans notre société. Et même si les personnes atteintes étaient arrivées au Québec la semaine dernière, serait-ce moins tragique?
«Nous» sommes blessés. Pour arrêter de dire «eux» et «nous», il faudra apprivoiser un «nous» bigarré, aux identités et origines multiples. Nation métissée, Québec qui doit apprendre à s’épeler avec les peuples autochtones, les immigrés d’hier et de demain, les réfugiés qui viendront toujours.
Le nouveau nationalisme devra être l’humanisme.
Pour que nous puissions vraiment dire: je suis le gardien de mon frère.