Pornhub, ça vous dit quelque chose? On va dire que non. Ce géant mondial qui opère depuis Montréal – propriété de MindGeek, dont le siège est basé au Luxembourg – génère 3,5 milliards de visites chaque mois. Pornhub occupe une place si prépondérante dans l’espace virtuel qu’il était pressenti en 2018 pour devenir une alternative sérieuse à YouTube, dont les nouvelles politiques en matière de répression de vidéos haineuses ont suscité la migration de nombreux utilisateurs vers l’incontournable plateforme pornographique.
De tels sites s’alimentent en bonne partie grâce aux utilisateurs qui se transforment en créateurs de contenus. Ceux qui remportent un certain succès parviennent ensuite à monétiser leurs vidéos, contribuant au succès du modèle économique déployé. Ce qui est vrai pour les vidéos de maquillage, de musique ou de blagues sur YouTube est aussi vrai sur Pornhub pour du contenu pornographique amateur. Pour le consommateur, il en résulte une source inépuisable de nouveauté générée quotidiennement et répondant pratiquement à toutes les envies du moment.
Une autorégulation aux contours flous
L’industrie de la pornographie, lorsqu’elle gravite autour des principaux studios, parvient généralement à se doter de certaines règles de conduite. Elle doit se plier aux lois locales et s’assurer que les tournages respectent des règles sanitaires. Oh, c’est loin d’être parfait, mais il ne serait pas tout à fait juste de qualifier cette production de pur Far West.
En revanche, ces processus de régulation deviennent nettement plus difficiles à appliquer quand n’importe qui se voit octroyer le pouvoir de téléverser du contenu pornographique sur une plateforme. Il y a des dérapages. C’est pour cette raison que l’entreprise située au Québec se retrouve sous les feux de rampe depuis quelques jours.
La semaine dernière, le New York Times décrivait par quels processus des vidéos de personnes mineures se sont retrouvées sur Pornhub. En donnant la parole à de jeunes victimes, le journal montre quel impact dévastateur l’expérience a eu sur elles. Le problème s’observe sur diverses plateformes pornographiques, qui rétorquent qu’elles ont des politiques strictes en matière de lutte contre l’exploitation sexuelle. La réalité, c’est que même si on veut bien leur accorder le bénéfice du doute lorsqu’elles soutiennent tout faire pour décourager et empêcher ces pratiques, leur modèle économique leur permet tout de même de tirer profit de vidéos de pratiques sexuelles brutales, illégales et non-consensuelles, souvent mises en ligne à l’insu d’au moins une – car ce sont d’abord les femmes qui en font les frais – protagoniste.
Le bar ouvert
Internet a permis un déploiement de pornographie à grande échelle, souvent sans la présence de garanties de protocoles adéquats pour contrôler chaque étape du processus, de la production à la consommation, en passant par la mise en ligne. Ce manque permet à pratiquement n’importe qui de produire ou de consommer de la pornographie, idéalement dès un très jeune âge.
Permettrait-on soudainement aux bars d’offrir de l’alcool à des enfants et des adolescents? Jamais de la vie. C’est pourtant ce que nous tolérons comme société avec la pornographie en ligne: manque de vérification, modération des contenus défaillante ou insuffisante et développement des processus de dépendance dès les débuts de la puberté. L’objectif? Maximiser les profits grâce à un bassin de consommateurs toujours croissant.
La présence alléguée de vidéos pédopornographiques associées à Pornhub devient l’occasion d’élargir notre compréhension de l’exploitation et de la traite humaine, une triste réalité à laquelle aucun citoyen ne peut prétendre échapper. Car cet Internet sur lequel nous naviguons parfois plusieurs heures par jour, nous avons tous contribué à le modeler au fil des dernières décennies.
La pornographie n’a pas suivi la même trajectoire que la musique ou le cinéma. Le piratage de l’époque Napster, Kazaa et BitTorrent fait désormais place à Spotify, Netflix et une myriade de services de diffusion en continu de qualité qui savent susciter l’adhésion des consommateurs. En revanche, les mégasites de diffusion de vidéos coquines n’ont jamais cessé d’amplifier la diffusion illégale de contenus assujettis à des droits d’auteurs, imposant un modèle d’affaires peu scrupuleux dont même l’industrie se plaint. Alors qu’il fallait souvent plusieurs heures pour télécharger une vidéo il y a quelques années, le passage vers le streaming donne accès virtuellement instantané et illimité à un vaste éventail de films représentant un tout aussi vaste éventail de fantasmes.
Responsabilité commune
Le langage utilisé pour les décrire est cru, direct et dépourvu de charme. C’est par l’amplification d’un tel langage que se crée une catégorisation des pratiques sexuelles dans la tête des consommateurs et, par rebond, dans la société. Une catégorisation déshumanisante qui classe d’emblée les jeunes filles en les réduisant à un attribut physique ou à une pratique sexuelle. Je vous épargne les exemples.
Le 3 décembre, soit la veille de la publication de l’enquête du New York Times, la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs a déposé son rapport à l’Assemblée nationale. Ce dernier comporte 58 recommandations. La question de la pornographie est abordée à la cinquième: «La Commission recommande que le gouvernement du Québec confie à des experts le mandat de produire un avis concernant la présence de pornographie juvénile sur des sites liés à des entreprises enregistrées au Québec et les mesures mises en place pour la prévenir et la réprimer.» Tiens donc. La recommandation 35 propose quant à elle que le gouvernement fédéral modifie le Code criminel afin de repenser la définition de «lieu» pour y inclure le «cyberespace privé ou public», se donnant ainsi de meilleurs outils pour agir.
Certes, les gouvernements doivent en faire plus pour mettre de l’ordre dans cet univers. Mais il y a quelque chose de presque hypocrite à observer les réactions outrées après les révélations du journal newyorkais. Soudainement, les voix s’élèvent au fédéral et au provincial pour réclamer que la lumière soit faite, que la police enquête, que, que, que…
Et si nous nommions la véritable source du problème?
Les problèmes liés à la pornographie sont d’abord et avant tout liés à sa consommation. Et à cet égard, tous les citoyens ont leur part de responsabilité. Assumée ou non, elle est répandue et touche autant les hommes que les femmes. Et comme pour toute dépendance non contrôlée, elle peut avoir des effets dévastateurs dans la vie sociale et affective d’un consommateur. Surtout, elle alimente un besoin sans cesse croissant, qui touche maintenant tous les groupes d’âge de la société, créant ainsi une forte demande de contenus toujours plus «vrais» ou «innovants».
Il ne s’agit pas de trouver des coupables ou de diaboliser la pornographie, mais de tenir un miroir et de se questionner sur le rapport complice d’une société comme la nôtre avec elle. À la source de l’exploitation, il y a cette demande. Il est grand temps d’oser cesser d’écarter le problème sous prétexte que personne ne veut faire la morale à qui que ce soit.
***