On l’a répété sur toutes les tribunes: la pandémie, et les pressions sociales qui en découlent ont fait émerger le meilleur et le pire de l’être humain. Y compris dans l’ordre du discours: science et pseudoscience, opinions plus ou moins bien informées, cris de désespoir, analyses pénétrantes, langue de bois, manifestes alarmistes, etc.
Le philosophe Martin Steffens, l’une des figures de proue d’un courant que l’on pourrait qualifier de droite catholique modérée, n’a pas élevé le niveau du débat vendredi dernier en publiant, sur le site Aleteia, un texte aux accents certes prophétiques… mais davantage par le ton que par la justesse du propos.
En fait, sous l’oripeau d’un vigoureux appel à la résistance de la conscience chrétienne contre «le nouvel ordre politique et social», il y a tant de sophismes, de généralisations et de mauvaise foi dans l’article de Steffens qu’il m’est difficile d’identifier des passages ne valant pas la peine d’être épinglés.
Par souci de concision, prenons seulement trois passages qui soulignent avec éloquence, à mon avis, à quel point le philosophe n’a pas tant cherché à éclairer les intelligences qu’à les embrigader dans le culte de son soi-disant prophétisme. Car au-delà d’une critique de ce texte, il s’agit ici, principalement, d’aiguiser son ouïe intellectuelle pour mieux s’orienter dans la cacophonie des discours actuels.
Commençons par citer Steffens.
«Pourquoi cette fuite en avant? Nous avons décidé de partir en guerre contre deux lois qui sont de nature. D’abord, nous combattons le fait qu’un virus circule, alors qu’un virus ne sait faire que cela: circuler. Ensuite nous voulons vaincre notre condition humaine. Celle-ci nous a faits mortels: si ce n’est le COVID qui nous tue à 93 ans, ç’aurait été autre chose. Ces deux combats sont perdus d’avance.»
Ainsi, puisqu’il est de nature qu’un virus circule, il ne faudrait surtout pas le contrarier dans ses aspirations légitimes, et surtout pas avec de méchantes méthodes barrières (contre nature!) comme le masque ou la distanciation sociale. Selon cette logique, si le virus responsable de la COVID-19 avait été beaucoup plus létal, il aurait fallu le laisser tuer les gens en masse dans son sillage. C’est sa nature!
Mais le fondamentalisme naturaliste de Steffens va plus loin: pourquoi nous protéger d’un virus meurtrier, car nous mourrons tous un jour! Je vous épargne les conséquences logiques d’un tel argument sur l’ensemble de l’organisation de nos sociétés humaines.
Peur du vaccin
Plus loin, Steffens cite un ami qui lui avoue craindre le vaccin. Sans évoquer d’autres raisons que cette peur, il le qualifie «d’homme responsable». En opposition aux autres (les vaccinés), car cet ami est aussi effrayé d’être responsable «tout seul».
On se demande d’abord pourquoi ceux qui ont peur du vaccin seraient plus responsables que ceux qui ont peur du virus, que Steffens appelle les «craignant-COVID».
Mais par ailleurs, depuis quand la peur serait-elle un critère de responsabilité? Est-ce que nos médecins et nos infirmières seraient moins responsables que les non-vaccinés parce qu’ils sont seulement dévoués et exténués, mais qu’ils n’ont pas peur?
Affronter ses peurs, c’est être courageux, et le courage est une vertu cardinale chrétienne. Selon le Nouveau Testament, aux dernières nouvelles, le monde n’a pas été sauvé par la peur.
Remarquez, je ne veux pas juger la peur, quelle qu’elle soit. Il ne s’agit pas de moraliser, mais de remettre les choses à leur place: des comportements dictés par la peur n’ont pas à être louangés pour leur responsabilité sociale.
Bouc émissaire
En dernier lieu, j’aimerais m’attarder sur une partie de l’article de Steffens qui renferme une intuition juste: les chrétiens devraient, par définition, s’opposer systématiquement à tout ce qui nourrit les dynamiques de bouc émissaire.
Steffens est loin d’être le premier à lever le doigt pour mettre en garde contre la tentation de se défouler sur le groupe minoritaire des non-vaccinés. Mais premier ou dernier, il demeure qu’il a raison: nous devons interroger avec soin les politiques et initiatives qui ont tendance à canaliser l’agressivité sociale sur des victimes désignées. À titre personnel, je m’oppose à l’idée d’imposer une contribution santé aux non-vaccinés, une mesure qui m’apparaît plus punitive et polarisante que constructive dans le contexte actuel.
Cependant, Steffens erre lorsqu’il fait de ce combat le lieu par excellence de l’Église dans cette pandémie: «L’enjeu, pour l’Église, est la façon dont on traite aujourd’hui ceux qui, pour une raison ou pour une autre, et qu’elle soit bonne ou mauvaise, refusent ce vaccin.»
Or, s’il est vrai que l’Église doit occuper ce terrain, celui-ci est loin de circonscrire le périmètre de son champ d’action. Il faut faire ceci sans négliger cela.
On peut d’ailleurs inciter à la vaccination et au respect des mesures sanitaires tout en travaillant à désamorcer la logique de bouc émissaire à l’encontre des non-vaccinés.
C’est un peu ce à quoi s’emploie le pape François.
Remarquons aussi que de soutenir des victimes d’injustice ne signifie pas leur donner raison sur le fond de leur action. Être l’objet de représailles injustes ne nous blanchit pas des actions répréhensibles que nous avons peut-être bel et bien faites. Les assassins condamnés à la peine capitale en sont des exemples extrêmes (je ne fais pas le parallèle avec les non-vaccinés!).
Bref, on peut s’opposer aux mesures excessivement discriminatoires envers les non-vaccinés, tout en critiquant le choix et les discours de ces derniers. L’Église n’a pas à choisir entre deux camps arbitrairement posés comme ennemis, les «collabos vaccinés» et les «résistants non vaccinés». C’est l’un des grands torts du brûlot de Steffens que de le laisser penser.
En conclusion, j’aimerais rappeler que mon objectif, en rédigeant ce texte, n’est pas tant de dénoncer l’approche de Steffens que de nous rendre alertes quant aux dérives possibles de la parole prophétique. Celle-ci, quand elle est authentique, échappe aux définitions; elle survient là où on ne l’attendait pas, inspirée par l’Esprit. Mais l’on sait ce à quoi ressemblent ses imitations: des interpellations qui font bouillir le sang, mais laissent le cœur et l’esprit affamés.