Comme la peste répandue au Moyen Âge par des forces occultes, voilà qu’une sombre menace remue l’Europe occidentale. Son nom: radicalisation. Tous n’en meurent pas, mais plus d’un en est frappé. De jeunes djihadistes, ne pouvant plus s’enrôler pour Daech, s’entraîneraient à semer la terreur en leur propre pays. On en découvre jusqu’au Québec, et pour éradiquer ces radicaux, des millions sont investis. Pourtant, comment prévenir ce mal à moins d’en trouver enfin les vraies racines? Justement, quelles sont-elles?
Aux États-Unis, un Donald Trump propose de fermer le pays aux musulmans et d’en expulser ceux qui y sont déjà. Étrange. L’Oncle Sam n’est-il pas le grand expert en djihadisme? Sous Jimmy Carter, en effet, Washington avait orchestré une guerre sainte contre Moscou en Afghanistan. Ses alliés du Proche-Orient et du Pakistan avaient alors fourni fonds, armes et «volontaires», et même, venu d’Arabie saoudite, un futur leader, Oussama ben Laden, qui aura, ô surprise, retourné ses «martyrs» contre l’Amérique!
Récemment, toutefois, d’autres Américains ont jeté la pagaille dans la «guerre au terrorisme». D’après Chris Meserole et Will McCants de la Brookings Institution, les djihadistes qui ont depuis passé en Syrie venaient surtout de pays de culture politique française. La langue n’expliquerait pas ce phénomène, croit-on, mais la laïcité. Les débats sur le voile en France et en Belgique auraient été un important «déclencheur». Et la Tunisie, en bannissant le hijab en 2006, aurait elle aussi produit de telles «conversions».
Au Canada, selon un autre chercheur, Amarnath Amarasingam, seulement deux musulmans avaient quitté le Québec pour la Syrie avant 2013, mais pas moins de 14 autres l’ont fait lors du débat sur la «Charte des valeurs». Ceux-là y avaient déjà connu de la discrimination et du racisme, dit-il, mais la charte aura été «la paille qui brise le dos du chameau». Au Québec comme en France, d’autres facteurs seraient aussi en cause.
Désœuvrement, idéalisme, harcèlement policier sont autant d’ingrédients d’un «cocktail explosif» qu’exploitent, sur internet ou sur place, les recruteurs de l’engagement extrémiste. Certes, il est plus commode d’évoquer une subversion étrangère que de faire face à ses propres déficiences sociales.
Quand des émeutes secouèrent les États-Unis en 1967, le président n’a cependant pas brandi le spectre d’une «infiltration communiste». Lyndon B. Johnson s’adressa franchement à la nation. Ignorance, discrimination, taudis, pauvreté, maladie, voilà quels étaient les vrais ennemis de l’Amérique. Il fallait les attaquer, dit-il, «non par peur du conflit, mais par force de conscience». La Commission d’enquête qu’il institua va confirmer son analyse. Un des premiers témoins, Kenneth B. Clark, en prédira les causes, évoquant des enquêtes sur les émeutes de Chicago (1919), de Harlem (1935, 1943), puis de Watts (1965).
Dans une guerre idéologique aussi, «la vérité est la première victime». Ainsi attribuer les guerres aux religions évite de faire le procès des marchands de canons. S’en prendre à une minorité, en démocratie comme en dictature, exige moins de courage que d’affronter la corruption. Plus d’histoire, par contre, nous aiderait à comprendre la complexité des peuples, à défaut hélas d’avoir ces thérapies collectives qui les sortiraient de leurs phobies affectives.
Autrement dit, si une haute culture n’a pas mis l’Union européenne à l’abri de la barbarie politique, il faudra, sur les bords du Saint-Laurent, davantage que des gardes de sécurité pour épargner aux jeunes d’ici le virus académique de la xénophobie. Les djihadistes repentants, apprend-on, auraient apprécié un meilleur accueil de la part de leurs aînés. Mais c’est à toute leur génération qu’il faudrait donner accès aux bibliothèques de l’humanité.
Fauchée par la peste du tiers de ses populations, l’Europe postmédiévale n’a rien trouvé de mieux pour se redresser que le massacre des Indiens d’Amérique et la traite des Noirs d’Afrique. Pour Montesquieu, le grand encyclopédiste français, il eut été plus intelligent de repeupler le vieux continent d’habitants venus du Nouveau Monde. L’Europe moderne et ses guerres ayant sacrifié près de 100 millions de personnes sur l’autel du racisme, Arnold J. Toynbee cherche, en 1947, un espoir «en faveur de la tolérance et de la paix».
Dans L’Islam, l’Occident et l’avenir, l’historien britannique entrevoit, bien sûr, les révoltes et la décolonisation qui vont suivre dans le monde musulman. Mais loin d’appréhender une «fin de l’histoire» ou un «choc des civilisations», il voit dans l’Islam un «esprit» favorable. Il écrit : «L’extinction des haines de races entre musulmans est l’un des accomplissements moraux les plus considérables de l’Islam.»
Voilà qu’à nouveau, la convivance humaine est mise à rude épreuve partout sur la planète. La mondialisation des affaires s’accompagne, il est vrai, d’une découverte mutuelle des peuples et des cultures. Mais aussi de déséquilibres économiques et de migrations forcées qui minent la paix sociale autant que la stabilité politique.
Quelles règles d’un vivre-ensemble mettront fin aux vaines radicalisations?