Dans son ouvrage magistral Des religions et des hommes, Jean Delumeau rappelle qu’« à l’échelle planétaire la religion n’est pas le passé; c’est toujours le présent». Ce patrimoine date toutefois des débuts de l’humanité quand « nos lointains ancêtres (…) ont voulu donner une sépulture à leurs morts». Inversement, conclut l’historien en interpellant l’ère actuelle, « une civilisation est en danger quand elle oublie ses morts et quand elle escamote ses rites funéraires».
À une question aussi sensible, qui touche toutes les sociétés, la réponse a longtemps été réservée aux plus hautes autorités. De nos jours, comment pourrait-on la laisser tranchée par une poignée d’individus, surtout si leurs droits à cet égard ne sont pas affectés. Et même quand la loi reconnaît ce pouvoir à une confession religieuse, comme ce fut longtemps le cas au Canada, on ne saurait priver une famille du droit d’ensevelir ses morts, même quand un cimetière est déclaré territoire religieux.
C’est ainsi qu’au temps du Québec catholique, l’Église de Montréal avait refusé d’ensevelir un dénommé Joseph Guibord. Ce personnage politique, baptisé dans cette religion alors commune à l’époque, était devenu ouvertement réfractaire à certains dogmes. À sa mort, son épouse, voulant l’enterrer dans le lot familial, porta l’affaire en justice. La Cour de Londres lui donna raison. Guibord y fut donc enfin mis en terre mais dans un climat d’émeute. Et l’évêque du temps choisit de «désacraliser» ce coin du cimetière.
Plus complexe sinon plus explosive, l’affaire du cimetière musulman de Saint-Apollinaire annonce d’importants changements dans les sépultures de l’avenir. Le Québec connaîtra bientôt la fin d’une génération plus nombreuse et un afflux migratoire diversifié qui vont exiger de faire plus de place aux défunts et d’ajouter à la diversité des pratiques funéraires. Les services mortuaires s’en préoccupent déjà. Mais l’aménagement des futurs cimetières reste à trouver dans le respect des morts et de leurs communautés d’appartenance.
Le conflit qui vient d’éclater en dit long cependant sur le retard qui règne à ce sujet à Québec alors que l’Assemblée nationale vient à peine de réviser la législation sur l’activité funéraire et sur les attributions des municipalités.
Il répugne aux tribunaux d’arbitrer les litiges religieux, mais les gouvernements ne sauraient laisser aux intérêts locaux ou aux préjugés sociaux le soin de «trouver une solution». Car il ne manque pas de groupes sectaires en mal de combler l’absence des pouvoirs publics.
Bien sûr, les cimetières évoquent la vie des familles et des communautés. Mais l’histoire, l’architecture et le patrimoine ne sauraient servir de prétexte au refus du changement ni au rejet de la diversité. Saint-Apollinaire n’est pas Jérusalem ni son cimetière l’Oratoire Saint-Joseph. Son saint patron, proche du premier pape, ne l’a pas reçu en héritage. (La seigneurie de Gaspé passa plutôt entre les mains d’acheteurs de New York puis de la famille Hart de Trois-Rivières!)
Par contre, après la solidarité qui s’est manifestée lors de la tragédie du Centre culturel islamique de Québec, le référendum de Saint-Apollinaire qui a dit non aux défunts de cette communauté aura mis en lumière des développements qu’on ne saurait passer sous silence. Des municipalités rêvent de devenir des «gouvernements de proximité», mais rares sont celles qui s’acquittent pleinement des services aux vivants qui leur sont déjà confiés. Leur attribuer le soin des morts serait une lamentable erreur.
Le référendum de Saint-Apollinaire aura aussi permis de sortir de l’ombre une «meute» qui recrute des militants dont la mission serait de combattre l’implantation au Québec d’un «islam radical». On cherche pourtant en vain les radicaux qui auraient favorisé un cimetière musulman dans ce village. En revanche, à voir la composition de la meute, ses méthodes et ses ambitions, d’aucuns y chercheront peut-être une étrange infiltration d’ex-militaires fédéraux.
Quoi qu’il en soit, le souci des morts est une préoccupation qu’on ne peut laisser aux seuls proches du défunt, souvent accablés par le deuil et les problèmes de succession.
Parmi les entreprises et les services dont l’expérience est acquise et encore nécessaire, on compte des institutions religieuses (catholiques, protestantes et juives). Elles devraient normalement jouer un rôle dans l’accueil et l’intégration des musulmans. N’ont-elles pas déjà des immeubles funéraires et des liens avec les professionnels du milieu?
Saint-Apollinaire, il est vrai, n’a pas le monopole du refus opposé aux musulmans. Et peut-être une plus grande consultation en serait-elle même venue à une décision bien différente! Mais on ne doit pas non plus minimiser l’influence des milieux qui, sous prétexte du vivre-ensemble ou d’hostilité à tout «ghetto», veulent bannir les musulmans de la place publique.
Il serait d’une tristesse infinie que l’intolérance gagne jusqu’aux cimetières du Québec, alors que des milliers de musulmans, écrasés sous les ruines de leurs villes au Proche-Orient, n’auront pas eu droit aux tombeaux requis par l’islam et la simple décence humaine.