Dans les cartons de Martin Scorsese depuis presque trente ans, l’adaptation du roman Silence, de Shusaku Endo, arrive enfin sur nos écrans cette semaine, dans le sillage d’un bruit médiatique plus que favorable.
Le film situe l’action dans le Japon du XVIIe siècle, quelques décennies après les premiers efforts d’évangélisation de l’île par François Xavier. Du Portugal, deux jeunes jésuites apprennent qu’à la suite d’une terrible persécution contre l’Église nippone naissante, leur mentor aurait apostasié sous la torture. Incapable de croire la rumeur, les missionnaires convainquent leur supérieur de les envoyer au Japon, sinon pour «sauver l’âme» de leur père spirituel, du moins pour assurer une présence sacerdotale dans le pays du Soleil-Levant. Des dilemmes moraux cuisants les y attendent.
D’entrée de jeu, réglons tout de suite ce qui relève de la réalisation: hors de tout doute, Scorsese ne signe pas là son chef-d’œuvre. Quelques raccords laissent perplexe, et si certaines scènes nous font retenir notre souffle, l’ensemble manque un peu d’intensité – ce qui étonne et déçoit de la part du réalisateur de Raging Bull et Gangs of New York.
Mais ce qui agace par-dessus tout, c’est la décision de Scorsese de faire parler Jésus. Dans un film consacré au thème du silence de Dieu, l’intervention du Christ, en voix hors champ, rend un son bien étrange et paradoxal. Ce choix donne au long métrage une couleur quasi confessionnelle, à la limite du didactisme. On est donc bien loin de l’audace et de la subtilité de La dernière tentation du Christ, qui avait fait scandale dans les milieux catholiques français en 1989.
Néanmoins, il ne faut pas bouder son plaisir pour si peu. Car le film table sur un scénario de rêve, tout à fait respectueux de l’écriture raffinée d’Endo. Entre autres, la confrontation entre deux modes de pensée irréductibles, la première occidentale et chrétienne, la seconde orientale et bouddhiste, est très efficacement mise en scène.
D’un côté, l’accent mis sur la vérité, et le caractère nécessairement universel, transcendant, de celle-ci; de l’autre, le pragmatisme, l’immanence et le culte de l’utile. Pour les dirigeants nippons, refuser de piétiner une image de Jésus pour sauver sa vie relève de la folie. D’une dangereuse folie. À quoi peut bien servir une foi faisant agir de manière si irrationnelle, si contreproductive? Là où les Japonais ne voient qu’une «formalité», les chrétiens y voient une affaire décisive de conscience, et de salut éternel.
Qui a raison? Par ailleurs, qu’est-ce qui constitue l’imitation du Christ la plus radicale? Rester absolument fidèle, publiquement, à la foi qui porte son nom, ou alors privilégier le soulagement de la souffrance d’innocents? Suivre Jésus dans sa Passion, est-ce toujours assumer la souffrance physique, même lorsque celle-ci se répand sur autrui? La force du roman d’Endo, et par extension du film, réside justement dans le fait que ces questions sont posées dans des termes très justes, et que chaque réponse s’accompagne d’un deuil crucifiant.
Pour le spectateur, Silence ne peut pas faire autrement que de provoquer une interrogation du type «Et moi, qu’aurais-je fait?» Il invite également à percevoir avec un regard nouveau l’histoire des martyrs. Non pas que l’admiration à leur endroit devrait être revue à la baisse. Mais il peut difficilement nous échapper que le problème de la «fidélité au Christ» se pose bien autrement aujourd’hui qu’il se posait alors. Nous sommes dans un paradigme de foi différent. Et si le seul mérite de Silence se résumait à cette prise de conscience – ce qui n’est pas le cas –, ce serait déjà suffisant pour justifier que l’on s’y confronte.