Le Québec et ses ingénieurs n’ont pas inventé la corruption des gens de pouvoir ni le pillage des fonds publics. Au contraire, SNC, du nom de Surveyer, Nenniger & Chênevert, symbolisa compétence et intégrité au pays. C’est en 1991, par un mariage forcé avec Lavalin, un «joyau» déchu de la Révolution tranquille, que se créa le «géant québécois». Mais le triste sort de SNC-Lavalin n’a pas débuté en Libye avec Muammar Kadhafi mais à la Baie James sous Robert Bourassa.
Élus en 1970 en promettant 100 000 emplois, les libéraux veulent contrôler le «projet du siècle». Panique à l’Hydro: des cadres alertent Le Devoir, qui fustige la manœuvre. Québec recule, l’Hydro sera de la direction du projet. Toutefois, Lavalin reste en place. À New York, des banquiers, méfiants, imposent la supervision de Bechtel. Quel don, murmure à la blague un éditorialiste, la multinationale a-t-elle versé à la caisse libérale?
Ce bruit alarme le PQ, et René Lévesque se précipite au Devoir. Dénoncera-t-il Bechtel? Pas du tout. Nos gens, explique-t-il au directeur, Claude Ryan, ne sont pas de taille à diriger un tel projet. «Bechtel nous fera bénéficier d’un transfert d’expertise.» Or, à peine le chantier bourdonne-il, que des fiers-à-bras de la FTQ en chassent les gars de la CSN. Surprise: les boss tardant à saisir le message, les installations nordiques sont incendiées et 3000 ouvriers évacués d’urgence.
Les entrepreneurs, notera une commission d’enquête présidée par le juge Robert Cliche, avaient négligé d’acheter la paix! La Baie James sera achevée, et Robert Bourassa, acclamé. En même temps, le nouveau «génie québécois», des millions de profit en poche, est en mesure de supplanter ses concurrents pour les contrats publics. Le Stade olympiques de 1976, laissé inachevé et endetté pour une génération, ne modère pas les ambitions de Lavalin.
Certes, sous la présidence de Camille Dagenais, SNC-Lavalin s’illustre dans de grands travaux, au Québec et ailleurs en Europe et en Asie, sans susciter de scandale. D’autres projets allaient toutefois donner lieu à des cas de corruption qui attirèrent l’attention d’institutions internationales. D’aucuns minimisèrent la chose: croyant la pratique générale, ne risquait-on pas, en s’y refusant, d’être exclus des marchés étrangers…
D’où le choc d’apprendre que SNC-Lavalin avait versé des millions à des gestionnaires d’ici pour obtenir les contrats d’un grand hôpital à Montréal, des installations du port, et du pont Jacques-Cartier… Entre-temps la Commission d’enquête Charbonneau allait révéler une pratique non plus seulement «individuelle» mais «corporative» de la corruption. Les entreprises fautives, disait-on, auraient à rendre des comptes. C’était compter sans la résistance de SNC-Lavalin.
L’entreprise s’est délestée de ses dirigeants les plus compromis. Elle s’est employée à faire passer une loi lui permettant d’échapper à une sanction criminelle. Quand les procureurs fédéraux refusèrent de lui accorder le privilège d’une entente particulière, elle ameuta les gens d’affaires, brandit la «misère» qui menaçait employés, retraités et actionnaires, et mobilisa, Québec oblige, plus d’un politicien en quête de votes. Même le pont Champlain risquait de ne plus rouvrir à temps!
En réalité, à en croire le nouveau président, Neil Bruce, même si SNC-Lavalin gagnait un jour son procès, l’entreprise est déjà en difficulté. Des analystes n’osent parler de déclin, mais la réalité s’impose. Le secteur pétro-gazier se détériore. Les revenus de SNC-Lavalin baissent. Ses engagements en Arabie saoudite restent, mais le prix du pétrole chute et les perspectives d’avenir y souffrent des tensions avec le Canada. Bref, des ingénieurs devront s’employer ailleurs.
Des politiciens peuvent faire semblant de préserver ces emplois, notamment au Québec. Mais ils n’en ont pas les moyens. Les seuls ingénieurs qu’un gouvernement provincial peut employer doivent s’y connaître en ponts et chaussées et en lecture de devis de travaux publics. Le premier ministre Francois Legault «n’exclut rien» qui puisse sauver les emplois chez SNC-Lavalin et son siège social. Les fonds de l’État, pourtant, ne lui appartiennent pas. Et les fonds de la Caisse de dépôt et placement encore moins.
Au contraire, la Caisse est déjà trop engagée avec SNC-Lavalin en Arabie saoudite, un pays qui peut s’effondrer au moindre éclatement du Proche-Orient. Au temps de l’apartheid, le président Jean Campeau avait su retirer ses placements d’Afrique du Sud, pays riche et moderne, mais alors au bord de la guerre civile. Comment Michael Sabia peut-il dire qu’il en rajoutera là-bas, alors que le siège de SNC-Lavalin ne peut garantir sa propre sécurité ici?
Entre-temps à Ottawa les libéraux s’emploient à sortir l’affaire SNC-Lavalin du débat public pendant que les partis d’opposition s’efforcent, eux, de la garder au cœur de la campagne électorale. Les candidats que Justin Trudeau avait recrutés ou qu’il trouvera n’auront plus la partie facile. Deux des vedettes du renouvellement libéral ont démissionné du conseil des ministres, l’une en protestation contre une grave manipulation judiciaire, l’autre ne pouvant plus obéir au principe de la «solidarité ministérielle».
Jody Wilson-Raybould, une juriste bien au fait de ses devoirs constitutionnels, aura été secouée en voyant son gouvernement renouer avec une politique de favoritisme envers les puissances du temps. Elle en avait assez aussi de «la culture conflictuelle, de la partisannerie creuse et des jeux cyniques» à Ottawa. Rêvant d’une société juste, quel parti libéral pourra répondre à ses convictions? La question interpelle tout l’électorat, non la seule «classe moyenne».
Jane Philpott, spécialisée en médecine familiale, a aussi œuvré en médecine générale et en formation pendant dix ans en Afrique de l’Ouest. Elle est retournée au Niger avec Médecins sans Frontières durant la crise alimentaire de 2012. En Éthiopie, elle contribua au développement de la médecine familiale à l’Université d’Addis-Abeba. Au Canada, préoccupée des réfugiés, elle fustigera le traitement «cruel et inusité» des coupures du cabinet Harper en santé à leur égard.
Comment ces deux femmes auraient-elles pu rester insensibles aux agissements tortueux d’une multinationale n’ayant pas de scrupule à s’enrichir en compagnie de régimes dictatoriaux, pillards et cruels? Et de le faire avec le soutien politique et financier d’Ottawa. Le procès de corruption qu’on veut cacher au pays devrait, au contraire, être mis au programme des facultés de génie, de droit et de finance.
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