Pour les grandes puissances, il s’agit de terrorisme, mais pas de guerre, bien qu’elles fassent la «guerre au terrorisme». Pour leur ennemi, il ne s’agit pas seulement d’un conflit au sein de l’islam, mais d’une défense de terres musulmanes envahies par de nouveaux «croisés». Or voilà qu’une arme nouvelle se répand non seulement en pays musulmans mais de plus en plus en Occident: l’attaque à la bombe humaine. Une déshumanisation générale menace-t-elle les sociétés contemporaines?
Au temps des croisades, des musulmans qui recouraient à la terreur et au meurtre politique furent traités, peut-être à tort, de «fumeurs de hachich». D’où le terme «assassin» au sens entendu plus tard. Mais à l’origine, d’autres tenaient plutôt les membres de cette secte pour des «dévots» ou des «zélateurs». Et les chroniqueurs arabes voyaient là un croyant «qui se sacrifie», un peu comme le «fedayin» d’aujourd’hui allant au combat au risque d’y perdre la vie.
Quant aux «croisés» qui répondaient alors à l’appel de la papauté, il leur avait été accordé, en cas de mort en Terre sainte, l’absolution de tous leurs péchés, même le meurtre. Pour un chevalier chrétien qui redoutait de finir sa vie en enfer, ce salut éternel assuré valait sans doute autant que la libération de Jérusalem. Entre-temps, l’Église préservait la famille du croisé et ses biens; par contre, s’il ne respectait pas son engagement, il était frappé d’excommunication!
Nul n’aurait fait du suicide un sacrifice religieux. Dans l’Antiquité, des philosophes se sont suicidés, mais sans envoyer de message autre que moral. Dans l’ancienne culture japonaise, le suicide fut longtemps ritualisé. Mais à l’ère moderne, les jeunes kamikazes qui plongèrent du ciel contre les navires de guerre américains ne visaient pas à se suicider. Ils sacrifiaient leur vie, à la demande du pays, dans l’espoir de renverser le cours d’une guerre en train d’être perdue.
Une effroyable propagation
Au long de l’histoire, les conflits religieux ainsi que les guerres ont souvent donné lieu à des atrocités contre des innocents, même si maints exemples d’héroïsme sont célébrés. Mais les pires affrontements actuels, qui emploient des moyens militaires, tout comme les attentats qu’on se refuse à qualifier d’actes de guerre, semblent échapper à toute compréhension. Comment peut-on alors en freiner l’effroyable propagation? Et surtout quelle solution de paix apporter aux conflits qui perdurent…
L’on tenait pour acquis en Occident que ces massacres ne sévissaient qu’en terre d’Islam, jusqu’au choc du 11 septembre 2001. Voilà que les attentats, depuis, se multiplient en Europe, suscitant, d’une ville à l’autre, dans la presse comme au gouvernement, des réactions devenues rituelles. Ainsi, la population doit «rester calme». À la «haine» que manifesteraient les auteurs de ces actes, les sociétés qu’ils ciblent opposent, en même temps qu’une plus grande répression, la «compassion».
À chaque tuerie, des cérémonies accompagnent les proches endeuillés. Les mêmes appels à la modération sont lancés comme si l’intolérance était le fait des seuls assaillants. Pourtant, le sang des innocents ne coule pas qu’à Manchester, Paris, Nice, Bruxelles, Londres ou Stockholm. Les civils qui meurent au Moyen-Orient ne sont pas déchiquetés par les seules bombes d’un régime en place, comme en Syrie. C’est aussi par milliers que des innocents meurent sous les frappes d’une coalition extérieure, plus occidentale qu’internationale.
Le journaliste Mark MacKinnon, correspondant international du Globe and Mail, signale que la coalition estimait avoir mené quelque 21 700 attaques aériennes en Irak et en Syrie durant les trois années de guerre contre le groupe État islamique. Ses bombes auraient tué 1455 civils dans les cinq premiers mois de cette année, soit plus que les 1383 tués durant tout 2016. Les États-Unis confirmaient récemment avoir tué 105 civils irakiens dans une seule attaque aérienne, en mars, sur Mossoul.
Radicalisation de jeunes ou déraison des pouvoirs?
Devant cette tragédie, comment des coreligionnaires émigrés en Europe, et surtout les jeunes, devraient-ils partager la léthargie des sociétés où ils vivent maintenant? Des chefs politiques qui parlent de démocratie mais s’empressent d’aider des dictatures au lieu de porter secours aux réfugiés. Des généraux incapables de vaincre le terrorisme après des années de bombardements mais qui osent déclarer inévitables les «dommages collatéraux» sur la population civile. Radicalisation de jeunes ou déraison des pouvoirs?
D’aucuns voudraient que les prêcheurs musulmans modérés dénoncent les crimes et les atrocités que des extrémistes affichent au nom d’une conception rétrograde de cette religion. Plusieurs leaders musulmans pourtant interviennent déjà, non seulement dans des mosquées mais aussi par des déclarations publiques. Quand ils réprouvent l’adhésion de jeunes gens à une fausse guerre sainte, ils risquent cependant d’échouer, faute de condamner aussi les violences perpétrées en pays musulmans par des forces occidentales.
Par contre, les médias interpellent rarement les gouvernements qui financent les fauteurs de guerre sainte (l’Arabie saoudite) ou en protègent d’autres ailleurs (tel le Pakistan). Mais surtout des géants d’Internet, s’enrichissant dans une totale irresponsabilité, abritent des réseaux sociaux et des sites qui cachent des chapelles de xénophobie et des écoles de recrutement extrémiste. La sécurité accrue que les chefs politiques promettent ne donnera rien s’ils laissent Google et autres Twitter loger les incendiaires.
Aucune démocratie n’aurait, en pleine guerre, laissé ses médias étaler les exploits de l’Allemagne hitlérienne, encore moins lui permettre d’y recruter des adhérents. Pourquoi en irait-il autrement aujourd’hui?