Pour un Québécois nationaliste, issu des classes populaires et avec une sensibilité de gauche, la mémoire du Front de libération du Québec (FLQ) demeure, même 50 ans plus tard, épineuse. Les felquistes, en effet, le charment et le rebutent. Ces jeunes hommes, le plus souvent pauvres, voulaient la justice pour les classes exploitées et pour leur peuple colonisé au point de sacrifier leur vie à cette cause sacrée.
«Je percevais nettement que m’engager nécessitait que je renonce à mon quotidien confortable, à mes amis et à ma famille, au nom d’un idéal dont l’atteinte ne dépendait pas seulement de mon engagement ni de celui de mes futurs camarades, écrit l’ancien felquiste Marcel Faulkner dans FLQ. Histoire d’un engagement (Fides, 2020). Mais ma volonté d’agir pour que les choses changent contrebalançait ce renoncement. En effet, j’avais l’étrange sentiment que je devais m’engager, que je n’avais pas vraiment le choix, à moins de renier tout ce à quoi je croyais avec toute la sincérité de mes 20 ans.»
Il y a quelque chose de christique, donc d’admirable, dans cette attitude sacrificielle. Faulkner, d’ailleurs, n’hésite pas à évoquer la «connotation spirituelle» de son engagement, qu’il concevait comme un don de lui-même à la cause de la libération des siens. L’arrogance du prince Pierre Elliott Trudeau, face à cela, ne peut apparaître que méprisable.
On sait, pourtant, que l’élan felquiste, pétri de bonnes intentions, a tourné au vinaigre en s’égarant dans une violence injustifiable. Il y eut la mort tragique de Pierre Laporte, en octobre 1970, bien sûr, mais aussi, en 1966, celle du jeune militant Jean Corbo et celle de Thérèse Morin, secrétaire à l’usine de chaussures Lagrenade, victime d’un colis piégé felquiste. «Nous devions lutter pour protéger les travailleurs, et voilà qu’une femme innocente mourait en raison de notre incompétence», écrit Faulkner. «À 21 ans, je me sentais déjà pris au piège de mon propre engagement et responsable de la perte d’une vie humaine. Dès lors, et plus que jamais, j’avais l’intime conviction que notre groupe ne survivrait pas à cet échec.»
Arrêté en septembre 1966, Faulkner passera le reste de sa vingtaine en prison. D’autres felquistes, notamment les responsables de l’enlèvement de James Richard Cross et de l’assassinat de Pierre Laporte, connaîtront le même sort. Ils voulaient la justice; ils ont eu la prison. Tragique, ça aussi. Pas autant que pour leurs victimes et les familles de celles-ci, j’en conviens, mais tragique quand même.
On ne pense donc pas au FLQ sans malaise. Sensible à ses idéaux, on frémit devant ses méthodes et on se désole des ruines qu’il laisse: des innocents tués, des centaines de Québécois traités comme des criminels, des jeunesses passées à l’ombre et une tache morale sur la noble et démocratique cause souverainiste.
L’ange et la bête
Il m’arrive de penser que si le FLQ continue de fasciner, même 50 ans après sa déroute et malgré le malaise suscité par sa mémoire, c’est qu’il porte en lui une vérité sur le destin québécois et, par extension, sur celui des humains et des peuples dépossédés, en tout ou en partie, d’eux-mêmes.
Avant de se lancer dans l’aventure felquiste, Marcel Faulkner a fait un voyage en Europe. Hébergé dans un centre d’accueil du sud de la France, il y fréquente des Algériens marqués par la guerre d’indépendance et des hommes qui ont fui les pays de l’Est communistes. À leur contact, il comprend «que les révolutions, même les plus espérées, ne permettent pas toujours aux hommes d’assouvir leur soif de liberté […] et que bien des vies humaines se brisent sur les récifs des espérances les plus légitimes».
Changer le monde, libérer les peuples et les classes opprimés n’a rien d’une sinécure et comporte des dangers. Qui veut faire l’ange fait souvent, malgré lui, la bête ou fait sortir cette dernière de sa tanière. Les dépossédés veulent la justice, mais l’injustice, toujours, résiste, et le résultat de la bataille est parfois pire que sa cause.
Faut-il, devant cette leçon de l’histoire, se résigner à notre sort? Le Québec doit-il accepter sa soumission à l’ensemble canadien, de crainte d’empirer sa situation en luttant pour son indépendance? Les pauvres doivent-ils subir leur sort comme une fatalité, de crainte qu’une révolte de leur part ne mène à une répression qui aggraverait leur situation déjà pénible?
Gratien Gélinas et le dilemme de l’engagement
Une des plus belles évocations littéraires québécoises de ce dilemme, voire de cette aporie, est une pièce de théâtre de Gratien Gélinas, jouée pour la première fois en avril 1966, quelques mois avant l’arrestation de Marcel Faulkner et de plusieurs de ses camarades.
Hier, les enfants dansaient (Typo, 1999) relève du théâtre d’idées. Au premier acte, Pierre Gravel, renommé avocat montréalais, apprend que le Parti libéral du Canada, dont il est proche depuis des années, souhaite le recruter pour en faire le ministre de la Justice du pays. Gravel est fédéraliste, «mais pas à n’importe quelle condition», précise-t-il au cynique organisateur libéral qui lui fait la cour. Il craint les conséquences économiques de l’indépendance, mais il entend se battre pour la reconnaissance de la nation québécoise dans le Canada.
Le problème survient au moment où André, fils aîné de Gravel et avocat lui aussi, entre en scène. Il apprend en effet à son père qu’il est le chef d’une cellule d’un mouvement séparatiste se livrant à des attentats à la bombe contre des monuments symbolisant l’impérialisme britannique. En ce soir où Gravel s’apprête à sauter dans l’arène politique, son fils, André, s’apprête, lui, avec la collaboration de son jeune frère Larry, à faire sauter le monument d’Édouard VII au parc Stanley. Ce geste, on le comprend, anéantira la carrière politique du père et mènera le fils, qui entend aller se rapporter à la police volontairement, en prison.
Le deuxième acte met en scène l’émouvant et déchirant affrontement entre le père et le fils, qui s’aiment profondément, mais ne s’entendent pas sur le plan politique. Leurs convictions respectives sont sincères et légitimes, mais antinomiques. Le père veut mieux pour ses compatriotes, mais représente néanmoins une forme de compromis que rejette totalement le fils, qui conçoit son engagement, à la manière de Marcel Faulkner, comme une sorte d’obligation spirituelle. Quand sa mère lui demande, en tentant de le raisonner, s’il est certain d’avoir raison, André lui sert justement une analogie religieuse: «Jusqu’à quel point le religieux peut-il se prouver qu’il a parfaitement raison de croire à l’existence de Dieu avant de lui consacrer sa vie? Il aura beau raisonner des années entières, le moment viendra où il devra s’en remettre à la foi – qui n’exclura jamais le doute pour lui.»
La pièce, à l’origine, s’appelait La maison divisée, raconte Anne-Marie Sicotte dans Gratien Gélinas. La ferveur et le doute (Typo, 2009), une biographie détaillée de son grand-père maternel. Le drame est là: la maison n’est pas divisée parce qu’elle abrite des bons et des méchants; la division, ici, règne dans le camp des bons, qui se déchirent sur la voie à suivre pour améliorer le sort des leurs et qui se frappent tous au mur de la décevante réalité. Selon le fils, qui n’a pas tort, les petits pas du père ne mènent à presque rien. Selon le père, qui n’a pas tort, le désir d’accélération de l’histoire du fils annonce une catastrophe.
Sagesse de l’histoire
Dans l’introduction de la nouvelle édition de son essai Chronique d’une insurrection appréhendée. Jeunesse et crise d’Octobre (Septentrion, 2020), l’historien Éric Bédard évoque justement Hier, les enfants dansaient. Selon lui, «ce qu’expose le dramaturge, c’est l’éternelle tragédie d’un monde où jeunes et moins jeunes peinent à trouver un terrain commun». C’est aussi, ajouterais-je, l’éternelle tragédie d’un monde où ceux et celles qui veulent se libérer de l’injustice paraissent condamnés à choisir entre le pas assez et le trop, entre un réformisme décevant aux allures de moindre mal et une révolte génératrice de nouveaux malheurs.
Marcel Faulkner, comme d’autres felquistes, a succombé à son désir de révolution, tout en étant conscient, note-t-il, de s’engager dans une aventure «condamnée à l’avance». Il mentionne à plusieurs reprises, dans son livre, que le FLQ «n’a jamais été un mouvement profondément ancré dans la société québécoise».
Comment expliquer ce fossé entre le FLQ, dont l’élan contestataire était pourtant bien accueilli dans plusieurs milieux, et la société qu’il entendait libérer? Dans la brillante conclusion de son essai, Éric Bédard donne une des clés principales de ce rendez-vous manqué.
«Je suis de ceux qui croient que, même si nous sommes influencés par ce qui se passe ailleurs, nous restons les héritiers de traditions politiques marquantes qui façonnent notre imaginaire politique, écrit-il. Nous ne sommes pas nécessairement prisonniers à jamais de ces traditions politiques, mais leurs empreintes sont souvent plus profondes qu’on le croit généralement. Or, pour des raisons qui tiennent à notre destin de minoritaire et aux vicissitudes de l’histoire, les Canadiens français devenus Québécois ont toujours rejeté les extrêmes, préféré les réformes aux ruptures brutales, le libéralisme classique à la réaction ultramontaine, la doctrine sociale de l’Église au fascisme, la social-démocratie à la Révolution.»
Le FLQ a incarné le brûlant désir québécois de la liberté et de la justice. Toutefois, en faisant le pari de la violence, il a négligé le poids de l’histoire et s’est condamné à un douloureux échec. L’histoire, comme l’existence humaine, est tragique, l’injustice la traverse et les bonnes intentions, pourtant nécessaires, mènent parfois à l’enfer. Au Québec, le tragique volontaire, sans compromis, nous impressionne, mais il nous fait peur aussi. L’histoire nous a appris, c’est peut-être là notre sagesse spécifique, qu’il était préférable de vivre dans un tragique de basse intensité plutôt que de jouer son va-tout pour laisser l’avenir ouvert.
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