Le professeur Philippe Roy-Lysencourt pousse la porte d’entrée de la clinique où il est attendu. Sous son bras, il porte à la manière d’un ballon de football une boîte de carton dont le style évoque vaguement un papier peint vieillot. Difficile d’imaginer qu’elle contient ce qui pourrait être le masque mortuaire de Marie de l’Incarnation (1599-1672).
C’est justement pour tenter de déterminer s’il s’agit bel et bien d’un moule du visage de la sainte fondatrice des ursulines en Nouvelle-France que l’historien, professeur à la Faculté de théologie et de sciences religieuses de l’Université Laval, a rendez-vous à la clinique Radiologie et Imagerie médicale de la Capitale en cette fin d’après-midi du 9 octobre. Impossible de passer par les hôpitaux du réseau public, confirme le professeur, à qui on demandait si cette Marie Guyart avait bien sa carte d’assurance-maladie…
On dirige le professeur vers une salle située au sous-sol. Une équipe l’attend déjà, prête à réaliser une tomodensitométrie – communément appelé TACO dans le jargon médical de Québec, ou CT Scan à Montréal – du masque. Le professeur pose la boîte à l’extrémité de la table de l’appareil et en retire le moule délicatement, qu’il manipule à mains nues.
Avec son équipe, le docteur Pierre-Thomas Gagné, directeur médical de la clinique, aide le professeur à caler l’artéfact pour éviter qu’il ne bouge pendant l’opération. Il espère qu’il ne contient aucun élément métallique, ce qui pourrait compliquer la démarche.
Composition du masque
Cela ne semble pas être le cas, précise le professeur, qui explique que ce masque retrouvé dans le grenier du monastère des ursulines dans le Vieux-Québec et que leur tradition orale attribue à Marie de l’Incarnation est visiblement fait de sable, de chaux et d’eau. Un indice, selon lui, qu’il pourrait bien s’agir du masque de la sainte décédée en 1672, car le plâtre qui, historiquement, sert à réaliser de tels moules, ne serait arrivé en Nouvelle-France que six ans plus tard, en 1678.
Tout le monde quitte la salle pour éviter de s’exposer aux radiations et l’opération commence. Pour la clinique, il s’agit d’une première. «Ça n’aurait pas été possible avec l’ancien appareil», explique le docteur Gagné, qui précise que celui qu’ils utilisent pour traiter le masque n’est en fonction que depuis deux mois et qu’il permet une numérisation par couches successives de 0,6 millimètres.
Sous les lumières tamisées, il règne une ambiance de déférence alors que les images apparaissent sur les écrans. On voit apparaître le profil du visage: forte mâchoire, nez aquilin, traits légèrement affaissés associés à des signes de vieillesse. Le professeur observe les traits, qu’il voudra comparer à ceux associés à Marie Guyart tels que présentés sur les deux seules œuvres contemporaines qui existent d’elle, dont une réalisée après son décès. Avait-elle par exemple telle mâchoire? «Les physionomistes disent que c’est souvent le signe d’une personne qui a un tempérament de chef, ce qui est fidèle à ce que nous savons d’elle», dit le professeur, qui réserve toutefois son jugement pour plus tard.
«Mais voilà plus de 300 ans qu’elle attendait son scan», renchérit-il, les yeux rivés sur une nouvelle image qui permet déjà de deviner à quoi ressemblera le visage reconstitué en trois dimensions.
Les images sont nettes: aucune trace de métal. «Le patient a bien collaboré», lance le docteur Gagné à la blague.
Reconstituer le visage
Une fois l’opération terminée, le masque est replacé dans sa boîte et le professeur Roy-Lysencourt est dirigé vers une seconde salle plongée dans le noir où les données sont analysées. Sur un écran qui agit comme unique lumière dans cette pénombre, on voit apparaître le visage en trois dimensions. Moment prometteur qui n’est cependant que le premier d’une série de démarches à suivre. Car dès la semaine prochaine, le professeur Roy-Lysencourt ira à Paris apporter ces données au docteur Philippe Charlier, un médecin légiste habitué de ces reconstitutions historiques. Ils collaboreront avec l’entreprise Visualforensic de l’artiste Philippe Froesch, qui a développé une expertise dans le domaine. Ils utiliseront donc des données objectives, comme celles récoltées lors de cette opération, mais s’appuieront aussi sur une interprétation artistique et des éléments consignés dans les archives pour déterminer la couleur de ses yeux et de sa peau, par exemple.
La tomodensitométrie a beau être un succès, le professeur, aussi directeur scientifique du Centre d’études Marie-de-l’Incarnation (CÉMI) de l’Université Laval, reste prudent: il n’est pas encore certain qu’il s’agisse bien d’un moule du visage de la sainte après son décès.
«J’estime à environ 50 % les probabilités qu’il s’agisse bien du sien», confie-t-il. Les archives sur Marie de l’Incarnation ne mentionnent pas l’existence d’un tel masque, ce qui peut paraître étonnant. Toutefois, plusieurs des premières archives des ursulines de Québec ont été perdues dans un incendie. Elles ont été réécrites de mémoire des années plus tard. Ce détail pourrait ainsi avoir été oublié.
Pour contrevérifier ces données tirées du masque, il espérait parvenir à retrouver le crâne de Marie de l’Incarnation, mais il a abandonné cette piste. Au fil des siècles, précise-t-il, ses restes ont été exhumés plusieurs fois. Mais à partir du XVIIIe siècle, la présence du crâne cesse d’être relevée dans les rapports d’exhumation. Il croyait au départ que le crâne avait pu être donné en cadeau comme relique et renvoyé en France, mais aucun indice ne soutient cette thèse.
«On a tendance à croire que le crâne est très durable. Or, ce n’est pas forcément le cas, avance-t-il. L’hypothèse la plus plausible est que le crâne s’est tout simplement décomposé», avance-t-il.
Explorer de nouvelles pistes
Pourquoi ne pas simplement vérifier l’ADN à partir des autres ossements? Puisqu’elle a été canonisée par le pape François en 2014, il faut l’approbation de la Congrégation pour les causes des saints du Vatican pour faire un prélèvement. Elle a refusé la demande, estimant qu’il vaut mieux ne pas altérer les restes.
Difficile également de récupérer une trace d’ADN sur le masque comme tel. Il a déjà servi à faire un moule en plâtre et a visiblement été «nettoyé en profondeur, car il est d’une propreté remarquable», constate le chercheur.
Le professeur Roy-Lysencourt entend donc explorer une autre piste: celle du fils de Marie Guyart. En effet, avant d’entrer en religion, elle a été mariée et a eu un enfant, Claude, né en 1619. Ce dernier est devenu dom Claude Martin au sein de la Congrégation de Saint-Maur. Les bénédictins de Solesmes sont aujourd’hui leurs héritiers spirituels. Or si le crâne de Marie Guyart reste introuvable, peut-être est-il possible de retracer les restes de son fils via les bénédictins. La piste vaut au moins la peine d’être explorée, croit-il. Ce serait une manière d’accéder à l’ADN et de contourner l’interdiction de la Congrégation pour les causes des saints. Mais pourquoi se donner ce mal?
«Parmi les spécialistes de Marie de l’Incarnation, il y a une hypothèse assez répandue qui circule selon laquelle elle serait une petite-fille illégitime du roi de France Henri IV. C’est une hypothèse qui paraît assez sérieuse», affirme-t-il, ajoutant du même souffle qu’il n’a pas encore exploré cette piste en profondeur.
Cependant, l’ADN d’Henri IV, lui, est disponible. Et de le croiser avec celui de dom Martin permettrait d’affirmer ou d’infirmer cette hypothèse.
Dans le stationnement de la clinique, le professeur dépose la boîte dans sa voiture. Le masque aura bientôt droit à un grattage pour en déterminer avec certitude la composition et valider sa datation.
«Je ne me fais pas d’illusion, reconnait-il, en désignant la clinique d’un signe de la tête. J’attends la suite avec une certaine impatience, mais dans le calme. Je suis un scientifique», dit-il tout sourire.
Mis à jour à 9 h 28 le 11 octobre 2019.
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