Afin de protéger la réputation de l’Église et celle de l’abbé Brian Boucher, et cela durant plus de trois décennies, des responsables de l’archidiocèse de Montréal (qu’ils soient évêques, chanceliers, recteurs du Grand Séminaire, directeurs d’offices diocésains ou même membres du Comité aviseur sur les abus sexuels) «se sont lancé la balle, sans jamais se charger des plaintes reçues».
La juge retraitée de la Cour supérieure du Québec, Pepita G. Capriolo, a dévoilé le mercredi 25 novembre ce qu’elle a découvert durant l’enquête qu’elle a menée sur le traitement des plaintes reçues à propos de l’abbé Brian Boucher, depuis son entrée au séminaire jusqu’en 2019.
Dans son rapport de 283 pages, la juge Capriolo traite d’abus sexuels, mais aussi d’agressions physiques, de menaces, de perte ou de destruction de documents secrets et même d’un cambriolage dans les archives secrètes de l’archidiocèse. L’abbé Brian Boucher a été condamné en 2019 à huit années d’emprisonnement pour agressions sexuelles. En 2020, au terme d’un procès canonique, il a été condamné à «la peine la plus lourde pour un membre du clergé: la laïcisation».
Pour rédiger son Rapport de l’enquête relative à la carrière de Brian Boucher au sein de l’Église catholique, la juge Capriolo assure qu’elle a obtenu «un accès indépendant et complet à tous les documents, y compris ceux contenus aux archives secrètes» de l’archidiocèse. Elle a aussi pu «interviewer toutes les personnes dont elle jugeait le témoignage opportun». Plus de 60 témoins ont été rencontrés ou interrogés, y compris le cardinal Marc Ouellet, actuel préfet de la Congrégation pour les évêques, recteur du Grand Séminaire de Montréal de 1990 à 1994.
Il y a précisément un an, le 25 novembre 2019, Mgr Christian Lépine avait demandé à cette juge à la retraite de mener une «enquête externe indépendante» sur les événements qui ont précédé l’arrestation du prêtre Brian Boucher en janvier 2017 et sa condamnation le 25 mars 2019.
Elle a rapidement découvert que «ses aptitudes de séminariste, puis de prêtre, ont été remises en question» de nombreuses fois durant l’exercice de ses fonctions. Durant près de 40 ans, ces avertissements ont tous été ignorés ou jugés peu pertinents, notamment parce qu’ils concernaient des adultes et non des personnes d’âge mineur.
Toutefois, si, «jusqu’en 2016, personne n’avait allégué avoir été victime d’abus sexuel pendant sa minorité de la part de Boucher et aucun parent n’avait porté une telle accusation à l’attention de ses supérieurs», cela ne disculpe aucunement les autorités ecclésiastiques, lance la juge. Elle déplore que «ce n’est qu’en décembre 2015 qu’une enquête [interne] sérieuse a finalement été entreprise, menant à ses procès criminel et canonique».
Ses recherches dans les archives de l’archidiocèse confirment que «de nombreuses personnes s’étaient plaintes du comportement inacceptable de Boucher pendant des années». Ces plaintes évoquent «son impolitesse, son autoritarisme, sa trop grande intensité, son intransigeance, son homophobie, sa misogynie, son racisme, ses agressions verbales, voire même physiques. Ces plaintes avaient été rapportées à ses supérieurs à répétition. Des rumeurs au sujet de son intérêt malsain envers de jeunes garçons circulaient depuis les années 1980 et avaient été communiquées aux autorités du Grand Séminaire de Montréal et de l’Archidiocèse». Mais, a répété plusieurs fois la juge Capriolo lors de la conférence de presse, tous les intervenants «se sont lancé la balle». Cette affaire est une véritable «débâcle», écrit-elle.
Les causes
Quatre causes expliquent cette débâcle, estime la juge Pepita G. Capriolo.
Il y a d’abord «l’absence d’imputabilité des personnes impliquées dans l’éducation, la formation et la carrière» de l’abbé Brian Boucher. Durant des décennies, un seul geste aura été posé, celui d’«envoyer Boucher pour des évaluations psychologiques à répétition» dès 1990 et de «soutenir des interventions thérapeutiques et une thérapie résidentielle de six mois», cette fois en 2003. «L’approche thérapeutique remplaçait donc toute action disciplinaire», déplore-t-elle.
En 2003, «les autorités ecclésiastiques s’étaient dotées d’un excellent outil, le Comité aviseur en matière d’abus sexuel de mineurs», reconnaît la juge. Mais elle n’arrive pas à s’expliquer que «ni le président du comité ni le vicaire général de l’archidiocèse, tous deux évêques, précise-t-elle, n’avaient cru bon d’y référer l’affaire Boucher».
«Un souci indu à l’égard de la réputation de Boucher a empêché toute investigation qui aurait pu mener à des décisions plus réfléchies concernant son ordination», note ensuite le rapport.
Dans une lettre remise au cardinal Jean-Claude Turcotte (le prédécesseur de Mgr Lépine) en 1995, le recteur du Grand Séminaire de Montréal, le sulpicien Louis-Paul Gauvreau, aujourd’hui décédé, indique que l’institution n’a pas investigué en profondeur les allégations de comportement problématique reçues au sujet du séminariste Brian Boucher. «De fait, pour aller plus avant, il faudrait faire une vérification détaillée de tous les reproches faits à Brian et une telle enquête entraînerait inévitablement des bris de confidentialité qui nuiraient à sa réputation», écrit le recteur.
Troisième cause: le secret dont on a entouré toute cette affaire. «La culture du secret qui prévalait au sein de l’Église durant la période couverte par la présente enquête a causé tant la disparition d’importants documents que l’absence généralisée de traces écrites». La juge Capriolo explique qu’elle a dû accéder au contenu des archives secrètes de l’archidiocèse à l’insu de celui qui en a la garde, soit le chancelier. «Je voulais m’assurer que les dossiers ne seraient pas déplacés ou altérés de quelque manière que ce soit», confie-t-elle. Elle a trouvé et pu consulter «deux dossiers complets au nom de Boucher», alors que le chancelier avait déjà indiqué que les archives secrètes ne contenaient d’une seule feuille remplie de notes manuscrites.
Un autre fait relaté dans le rapport montre que la culture du secret est bien ancrée à l’archidiocèse de Montréal. En 2016, lors d’une réunion du Comité aviseur sur les abus sexuels, un membre a suggéré que tous les dossiers relatifs à l’affaire Boucher soient transférés ailleurs, «dans les bureaux de la nonciature apostolique» à Ottawa, par exemple, où, bénéficiant d’une protection diplomatique, ils ne pourront pas être saisis par les autorités policières ou judiciaires.
Enfin, la juge Capriolo estime que toute cette affaire n’aurait pas traînée aussi longtemps – et fait autant de victimes – si les autorités avaient eu l’obligation d’intervenir lorsque les victimes étaient d’âge adulte. Aucune forme d’abus, qu’il soit sexuel, physique ou psychologique, n’a de place à l’école, au travail au sein de l’Église», écrit-elle. D’autant plus qu’«il n’y a pas que les mineurs qui risquent d’être victimes d’une personne en autorité».
«Les réponses qui m’ont été données lors de mon enquête ont été parfois décevantes, parfois choquantes, toujours douloureuses», indique l’auteure du rapport. Elle dit avoir perçu et entendu «beaucoup de colère de paroissiens et de catholiques désillusionnés qui blâmaient la crise des abus sexuels commis par le clergé pour leur départ de l’Église». Si elle a «entendu des reconnaissances pleines de regrets des erreurs passées» elle a aussi obtenu «de larges dénégations de toute responsabilité».
Le rapport de la juge Capriolo, en version intégrale, est disponible en ligne sur le site Web de l’archidiocèse de Montréal. La juge a dit espérer qu’après la lecture de son rapport, d’autres victimes de l’abbé Boucher ou de tout autre prêtre «sortent de l’ombre».
En avril 2019, une demande de recours collectif a été déposée contre l’archidiocèse de Montréal. «Cette action collective étant toujours en cours, l’archevêché s’abstiendra de faire tout autre commentaire sur le rapport Capriolo» dès la fin de la conférence de presse, a indiqué mercredi Erika Jacinto, l’attachée de presse de Mgr Christian Lépine.
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