«Ça ne change vraiment pas. La maison est en feu et on se chicane sur la couleur de la tapisserie.»
Ex-président du Conseil national de Développement et Paix, le diacre et homme d’affaires Jean-Denis Lampron ne mâche pas ses mots en apprenant que les évêques canadiens siégeront à nouveau à la plus haute instance décisionnelle de l’organisme après une éclipse de dix ans.
Ce n’est pas qu’il soit en désaccord avec cette décision. Mais il trouve que des problèmes bien plus importants aurait dû être réglés depuis longtemps.
«Ces trois dernières années, Développement et Paix a perdu pas moins de 10 M $ dans son budget d’opérations. Et cette somme-là, c’est le Sud qui ne l’a pas reçu. Les gens là-bas souffrent, meurent, et nous, durant ce temps, on discute de structures», affirme M. Lampron, qui a présidé l’organisme de 2015 à 2019.
Ce qui l’irrite particulièrement dans la déclaration conjointe publiée le 4 mai par Développement et Paix et la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC), c’est une simple phrase qui indique que l’enquête menée depuis trois ans sur les 52 partenaires de l’organisme accusés de ne pas respecter l’enseignement moral de l’Église catholique n’est toujours pas complétée. L’examen des partenaires internationaux de Développement et Paix sera terminé, indique-t-on, durant l’automne 2020.
«Pourtant, quand j’étais président, il n’y avait plus que quatre ou cinq projets qui étaient toujours litigieux. Pour les autres, c’était réglé.»
Au début de l’année 2019, à la veille de la campagne Carême de partage, Jean-Denis Lampron avait expressément demandé qu’on annonce cette nouvelle. «Mais cela a été refusé. Ce n’était pas important.» Quelques mois plus tard, les évêques promettaient de rendre publiques les conclusions de leur enquête lors de leur assemblée plénière de l’automne. Là encore, rien.
«Cela fait trois ans qu’on niaise avec cela», s’impatiente M. Lampron. «On devrait travailler jour et nuit pour régler la situation, parce qu’il y a des vies derrière.»
Stratégie «contre les femmes»
Directeur général de Développement et Paix de 1996 à 2001, Fabien Leboeuf estime pour sa part que réduire la taille du Conseil national est une bien mauvaise décision.
«Quand j’étais à la direction, on avait discuté de cette idée de réduire le nombre de membres présents au Conseil national. Cela avait été refusé. Pourquoi? Parce que Développement et Paix est avant tout un projet de l’Église canadienne. Dès les débuts, l’intense participation de tous les secteurs de l’Église y était mise de l’avant», explique-t-il.
«Développement et Paix, précise-t-il, n’était pas vue comme une organisation laïque mais comme un projet d’Église dans lequel participaient des laïcs, des prêtres, des religieux, des religieuses et des évêques, des francophones et des anglophones venant des dix provinces. Tu ne peux pas, à quinze personnes, obtenir une telle représentation.»
Les laïcs ont certainement une bonne compréhension de l’Église et de l’engagement social de Église, mais ils n’ont pas le bagage théologique nécessaire pour faire face aux évêques sur le Conseil national, dit-il. «Si tu as des prêtres, des religieuses et des laïcs qui ont cette capacité théologique, tu bâtis alors un véritable projet d’Église.»
M. Leboeuf croit que dans le contexte actuel, cette décision est «très mauvaise».
«Parce qu’elle survient alors que la CECC, pour des raisons de morale rigoriste et dépassée, veut mettre la main sur Développement et Paix et sur son Conseil national, avec la complicité de la direction actuelle», croit-il, voyant dans cette annonce «la poursuite d’une stratégie de la CECC contre les femmes et contre les droits des femmes».
Elle est annoncée alors que «des évêques de droite contestent des projets appuyés par Développement et Paix sous prétexte que ce sont des projets pro-avortement, pro-droits des femmes ou encore des projets qui reconnaissent les droits des homosexuels».
Il rappelle qu’en janvier 2018, le personnel de la CECC a préparé une étude sur une cinquantaine de partenaires de l’organisme qui «contient énormément de désinformation et, carrément, des mensonges».
Jusqu’à ce jour, le personnel de la CECC a toujours refusé de corriger ces mensonges, fait observer l’ex-directeur général. Alors un consultant, il avait participé à la rédaction d’un rapport qui «mettait en évidence, point par point, chacun de ces mensonges».
Développement et Paix, déplore-t-il, n’a jamais été capable de présenter son rapport à la CECC. C’est le personnel de la CECC qui l’a résumé. «Pire, le rapport que nous avions préparé n’a pas été présenté au Conseil national de Développement et Paix.»
«C’est ce mensonge-là qui se poursuit encore aujourd’hui», regrette-t-il.
Transparence
Joe Gunn, actuel directeur général du Centre oblat – Une voix pour la justice, se dit heureux de voir les évêques revenir au Conseil national.
Plus jeune, il a siégé à cette instance en tant que représentant des diocèses de la Saskatchewan. «À cette époque, deux évêques y siégeaient. C’était sain. Même que parfois, ils étaient en désaccord entre eux», se souvient celui qui dirigera plus tard, durant onze années, le Bureau des affaires sociales de la CECC.
Déjà, en 2010, Joe Gunn estimait que «la décision des évêques de quitter le Conseil national n’était ni utile, ni sage».
«Je suis donc je suis heureux qu’ils aient décidé de revenir.»
Il estime toutefois que l’annonce de lundi aurait dû reconnaître que la crise que traverse depuis trois ans Développement et Paix «a été difficile pour les membres»
«Les deux organisations [la CECC et Développement et Paix] n’ont pas été transparentes dans leurs discussions. Les gens à la base sentent qu’ils ont été traités comme des champignons, maintenus dans l’obscurité.»
Tant mieux «si la nouvelle structure permet un véritable leadership laïque, en collaboration avec la hiérarchie», dit-il.
Il se désole toutefois de n’avoir rien trouvé, dans la déclaration commune, sur «la fin de l’examen des partenaires internationaux». Il n’y voit non plus aucun engagement «à une transparence accrue».
Enfin, il regrette l’absence d’un appel des évêques et de Développement et Paix à organiser une collecte «en faveur des besoins des pauvres du monde devant l’immense préjudice causé par la pandémie de la COVID-19».
La CECC n’a pas donné suite à nos demandes d’entrevue.
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