La lettre d’invitation que signe Gabriel Groulx, le président de la Mutuelle d’assurance en Église, se veut rassurante. L’assemblée générale annuelle, à laquelle il convie les représentants des quelque 600 institutions membres de cette coopérative, sera un «grand rassemblement» et une «belle occasion pour nous de vous présenter une rétrospective de l’année 2018 et de vous parler un peu des projets que nous comptons entreprendre en 2019».
«Je vous réitère notre invitation à cette assemblée, en espérant vous y retrouver en grand nombre», écrit M. Groulx dans une lettre datée du 28 mars 2019.
Mais dix jours plus tôt, des membres de la compagnie d’assurances ont reçu une lettre d’un autre ton, nettement plus inquiet, au sujet de cette assemblée générale annuelle qui doit se tenir le mardi 30 avril 2019 à Montréal.
«La Mutuelle est actuellement contrôlée par un groupe dont l’intérêt et l’objectif sont difficiles à définir et les membres qui n’y appartiennent pas ont raison de craindre d’être lésés inévitablement. La seule façon de se réapproprier nos intérêts dans notre Mutuelle, c’est de venir en grand nombre pour exprimer notre désaccord avec cette mainmise exercée par ce groupe», écrit Robert Tassé, économe par intérim du diocèse de Saint-Jean-Longueuil, le signataire de cette lettre d’invitation.
Sa lettre, datée du 18 mars 2019, a été imprimée sur un papier à en-tête du diocèse. Elle a été remise «aux membres des fabriques et aux communautés religieuses du diocèse» ainsi qu’aux économes de huit diocèses (Gatineau, Joliette, Mont-Laurier, Rouyn-Noranda, Sherbrooke, Saint-Hyacinthe, Saint-Jérôme et Valleyfield) qui comptent des membres au sein de la Mutuelle d’assurance en Église.
Mgr Lionel Gendron, évêque de Saint-Jean-Longueuil, ainsi que l’équipe de direction du diocèse, ont endossé la lettre de M. Tassé.
L’économe par intérim connaît bien la Mutuelle d’assurance en Église. En fait, il a en été longtemps un administrateur et même, durant huit ans, le président du conseil d’administration. C’est en juillet 2018 qu’il a remis sa démission du conseil d’administration et fait connaître, y compris à l’Autorité des marchés financiers, son désaccord «avec les décisions que prennent les administrateurs» élus lors des assemblées générales de 2017 et de 2018.
Le nom de l’archidiocèse de Montréal n’est jamais mentionné dans la lettre de M. Tassé. Mais ceux et celles qui suivent les activités de la Mutuelle d’assurance en Église depuis trois ans savent que le comportement et l’activisme des représentants de cet archidiocèse leur ont été reprochés dans des poursuites déposées et même dans une lettre remise au nonce apostolique.
«La perspective d’une assemblée houleuse ne doit pas décourager les membres de bonne volonté de se rendre à cette assemblée et d’exercer leurs droits à part entière», écrit Robert Tassé.
«Ce n’est pas un combat entre diocèses, c’est un combat pour le mutualisme», prévient-il. «Si les membres ne peuvent faire valoir leur choix, ils sont alors captifs d’une mainmise et bien qu’ils aient contribué à la croissance du fonds d’assurance, ils n’auront plus d’influence sur le destin de CMAÉ [ndlr: la Mutelle]», s’inquiète-t-il.
Alfonso Graceffa
Dans sa lettre de trois pages, l’ex-président du conseil d’administration attire d’abord l’attention sur l’enquête que la Caisse de dépôt et placement du Québec (CDPQ) a récemment lancée contre un de ses propres dirigeants, Alfonso Graceffa. M. Tassé explique aux destinataires que cet administrateur est bien le même qui dirige actuellement les destinées de la Mutuelle. «M. Graceffa siège toujours comme administrateur en dépit de l’enquête instituée par la CDPQ», écrit-il.
Seules quatre autres personnes sont actuellement membres du conseil d’administration de la Mutuelle depuis la démission de M. Tassé et d’une autre administratrice durant l’été, une situation que déplore vivement l’ex-président. Quatre des cinq administrateurs sont liés à l’archidiocèse de Montréal et aucune personne n’a été nommée pour remplacer les démissionnaires. Cette situation fait que le conseil «n’a pas les sept administrateurs requis par la loi» et que ses comités statutaires, faute d’administrateurs, ne sont pas en opération.
En fait, déplore Robert Tassé, «on est en présence d’une concentration du pouvoir entre les mains de cinq personnes, dont l’une fait l’objet d’une enquête».
«Je n’ai jamais reçu cette lettre»
«Je n’ai jamais reçu la lettre de monsieur Tassé, jamais. Au moment où je vous parle, je n’avais même jamais été informé de cette lettre», lance Gabriel Groulx, l’actuel président de la Mutuelle d’assurance en Église, dans une entrevue téléphonique le mercredi 10 avril.
«J’aimerais bien voir cette lettre. Si je l’obtiens, je jugerai alors si je dois faire des commentaires», a-t-il ajouté.
Dans sa convocation des membres à la prochaine assemblée générale de la Mutuelle, M. Groulx explique que «l’année 2018 a été une année charnière en matière de gouvernance et de réorganisation au sein de la Mutuelle».
Il reconnaît que de «tels changements ont pu occasionner temporairement des inconvénients auprès de certains membres et nous en sommes bien désolés. Les circonstances commandaient un leadership et une prise de décisions efficaces, une responsabilité qui nous incombait.»
«Depuis, la Mutuelle se porte bien et nous commençons à récolter les fruits de ce remaniement», assure-t-il.
L’assemblée générale du 30 avril sera «le moment de venir rencontrer les membres du conseil d’administration et de leur poser vos questions. Sachez que votre opinion est essentielle», écrit Gabriel Groulx.
L’intervention de Mgr Dowd
Toutes les paroisses montréalaises qui sont assurées auprès de la Mutuelle d’assurance en Église ont aussi reçu une seconde invitation à participer à l’assemblée générale annuelle.
Elle est signée par Mgr Thomas Dowd, évêque auxiliaire. Il écrit que «l’archevêché de Montréal recommande vivement aux fabriques de participer» à l’assemblée du 30 avril.
«C’est dans l’intérêt de tous que le plus grand nombre de membres soit représenté», insiste l’évêque auxiliaire.
Il explique aussi que Mgr Christian Lépine, l’archevêque de Montréal, souhaite que chaque fabrique se réunisse d’ici le 12 avril afin de nommer une personne qui la représentera lors de la rencontre annuelle de la Mutuelle.
«Si aucun membre de votre milieu n’est disponible, merci de nous le dire et nous vous communiquerons le nom d’une personne que votre fabrique confirmera comme son représentant par une résolution d’ici le 12 avril», ajoute Mgr Dowd dans sa lettre acheminée aux membres montréalais de la Mutuelle le 5 avril 2019.
Est-il éthique, voire légal, qu’une fabrique soit représentée par un individu qui n’a aucune connaissance de la situation paroissiale?
Tous les diocèses encouragent les administrateurs paroissiaux à participer aux rencontres, indique un membre de la Mutuelle qui a participé aux récentes assemblées générales de la compagnie d’assurances. «Mais cette pratique est très structurée à l’archidiocèse de Montréal», fait-il remarquer, en demandant qu’on taise son nom.
Il rappelle que la moitié des membres de la Mutuelle d’assurance en Église possède un bâtiment à l’intérieur des limites de l’archidiocèse de Montréal.
«Montréal a beaucoup de succès à mobiliser les paroisses contrairement aux autres diocèses. Cet archidiocèse a la force du nombre et peut facilement prendre le contrôle d’une assemblée, dit-il. J’en ai été témoin lors des deux dernières assemblées. Montréal dirige les discussions et les résultats des votes», ajoute ce délégué qui entend malgré tout participer à l’assemblée du 30 avril.
Un autre administrateur d’une fabrique montréalaise a confirmé avoir vu la lettre signée par Mgr Thomas Dowd. «Oui, la même lettre a été reçue à la paroisse».
C’est une pratique courante, ajoute cet administrateur qui a aussi participé aux dernières assemblées générales de la Mutuelle. «C’est la répétition de ce qui s’est passé précédemment. Une stratégie développée par le diocèse de Montréal dès 2016, mise en place en 2017, puis en 2018, et reprise en 2019.»
Joint jeudi matin par téléphone, Mgr Thomas Dowd estime que c’est normal que le diocèse s’assure de la représentation des membres de son territoire lors des assemblées de la Mutuelle. «C’est éthique, absolument», dit-il. «C’est un fonctionnement qui a même été suggéré, au début, par la Mutuelle elle-même. Nous, on veut encourager le mutualisme. Si les paroisses ne sont pas là, si elles ne participent pas, il n’y a pas de mutualisme.»
«Notre préférence c’est que chaque paroisse trouve une personne pour la représenter. Mais si elle n’en trouve pas, pour des raisons que j’ignore, alors le diocèse peut les aider. Franchement, j’aimerais mieux que chaque paroisse délègue quelqu’un qui connaît le dossier et les enjeux de sa paroisse. Ce serait la situation idéale, selon moi. Mais si une paroisse ne prend pas ses responsabilités, je pense que c’est normal qu’un diocèse exerce alors un leadership.»
L’archidiocèse de Montréal compte 200 paroisses. «Dans le passé, seules une trentaine participaient aux assemblées», explique Mgr Dowd. «Ce n’est pas un véritable mutualisme si les gens ne participent pas.»
L’évêque auxiliaire estime que tous les diocèses devraient mobiliser leurs paroisses, tout comme le fait l’archidiocèse de Montréal. D’autant plus que tous les diocèses sont d’accord pour appuyer le mutualisme.
«Je ne vois pas de tensions entre les diocèses lors des assemblées de la Mutuelle», répond-il lorsqu’on lui fait remarquer que des participants aux assemblées s’inquiètent de la sur-représentation des fabriques montréalaises lors des assemblées. «Ce n’est pas notre intention.Si les autres diocèses ont des candidats à proposer, qu’ils les proposent.»
«Notre but, c’est toujours de mener de vrais débats avec des gens compétents et capables de représenter leur paroisse.»
Fait à noter, aucun des signataires des diverses lettres invitant les membres de la Mutuelle à se présenter à l’assemblée générale du 30 avril ne précise l’enjeu derrière un contrôle réel ou redouté de la Mutuelle.
Lettre au nonce apostolique
Le comportement de l’archidiocèse de Montréal lors des récentes assemblées générales de la Mutuelle d’assurance en Église a été vivement critiqué. Il a même fait l’objet d’une dénonciation auprès du nonce apostolique au Canada.
Rappelons qu’en février 2018, la Mutuelle a déposé une requête en Cour supérieure afin que soient destitués deux membres de son conseil d’administration qui, estimait-on, étaient directement liés à l’archidiocèse de Montréal, une proximité qui contrevenait aux règles éthiques de la corporation.
Les documents en appui à cette demande indiquent que «l’un des représentants influents de Montréal, soit Mgr Thomas Dowd, évêque auxiliaire et responsable de la gestion immobilière du diocèse de Montréal, est intervenu à de multiples reprises auprès des membres de l’Assurance mutuelle des Fabriques de Montréal [ndlr: l’ancien nom de la Mutuelle] afin de la critiquer indûment et injustement ainsi que son conseil d’administration d’alors, laissant entendre qu’il y avait lieu de prendre le contrôle de la future Compagnie mutuelle d’assurance en Église (CMAÉ)».
On précise aussi que «dans les jours précédant l’assemblée générale des membres et jusqu’au moment de l’élection, Mgr Dowd a emprunté des tactiques électorales sans précédent à la CMAÉ afin d’assurer l’élection» des candidats Alfonso Graceffa et Ferdinand Alfieri.
C’est aussi dans ces documents judiciaires qu’on apprend que six membres de la Mutuelle, en provenance de cinq diocèses dont Montréal, ont acheminé une lettre à Mgr Luigi Bonazzi, le nonce apostolique au Canada.
Dans cette lettre au représentant du pape, «les signataires relatent toutes les tactiques faites depuis novembre 2016 par le diocèse de Montréal et Mgr Dowd afin de faire élire les défendeurs [Alfonso Graceffa et Ferdinand Alfieri] au conseil d’administration et concluent que les défendeurs sont ‘en conflit d’intérêts apparent, sinon réel’», ont expliqué les avocats de la Mutuelle.
La Mutuelle d’assurance en Église est née de la fusion, fin 2016, de l’Assurance mutuelle de l’inter-Ouest et de l’Assurance mutuelle des Fabriques de Montréal. L’entreprise, qui ne relève plus d’aucune institution religieuse, doit se conformer aux règles de l’Autorité des marchés financiers et aux exigences de la Loi sur les assurances.
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