On connait maintenant l’identité de ceux et celles qui feront les frais de la querelle idéologique dans laquelle l’Église canadienne continue de s’enliser au sujet de l’organisme catholique Développement et Paix.
Un organisme de soutien aux femmes les plus pauvres d’Haïti, un centre jeunesse au Burundi et le Comité catholique contre la faim et pour le développement, lié à l’Église de France, font partie des 52 partenaires de l’organisme catholique canadien Développement et Paix (DP) identifiés par le personnel de la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) comme ne respectant pas les «enseignements sociaux de l’Église».
Jusqu’ici, l’identité de ces partenaires était inconnue. On savait toutefois qu’afin d’apaiser les tensions entre la CECC et DP, l’organisme a annoncé la semaine dernière qu’il mettait en place un moratoire sur le soutien financier qu’il accorde à ces partenaires. Cela survient alors que des diocèses canadiens retiennent toujours les dons effectués par des fidèles dans les paroisses lors de la campagne Carême de partage 2018.
Ce mouvement de retenue a été initié par l’archevêque d’Edmonton, Richard Smith. Dans une lettre datée du 4 avril et transmise aux paroisses de son archidiocèse, il faisait état de résultats «alarmants» d’un «examen préliminaire» des partenaires de DP qui ont été présentés aux évêques de l’Ouest canadien en février 2018.
Cet examen a été fait par des membres du personnel de la CECC. Il a mené à la rédaction d’un rapport intitulé 2018 CCCB Research Findings on D&P Partners. Jamais ce rapport n’a été rendu public. Or, c’est de ce rapport, qui compterait 101 pages, que provient la remise en cause de 52 des quelque 180 partenaires de DP.
Dans une note de 11 pages datée du 24 septembre, DP indique que le rapport ne présente pas tant les «conclusions» de la CECC que celles «des quatre membres du Secrétariat de la CECC qui ont rédigé ce document». Ces membres sont Mgr Frank Leo, secrétaire général, Robert di Pede, secrétaire général adjoint, Patrick Fletcher, conseiller théologique, et Bede Hubbard, conseiller.
«Il est d’autant plus regrettable que les conclusions générales du document aient été rendues publiques (à l’encontre de l’engagement de confidentialité pris à l’unanimité par les quatre représentants du Secrétariat de la CECC et les quatre représentants de D&P), déclenchant la crise que l’on sait dans l’Église catholique au Canada et chez D&P», précise encore la note, en référence aux données préliminaires communiquées aux évêques de l’Ouest.
Répondre aux allégations
DP a répondu aux allégations du rapport produit par le personnel de la CECC, en s’y référant sous l’appellation Findings, dans un document de 290 pages daté de septembre 2018 et intitulé Étude de certains partenaires de Développement et Paix d’un point de vue éthique: analyse faite par Développement et Paix présentée en regard de l’analyse faite par Findings. Ce document ne mentionne pas les montants engagés par DP auprès de ces partenaires, mais il répond systématiquement aux inquiétudes et allégations contenues dans le document de la CECC. Ce faisant, il soulève des questions sur les méthodes utilisées par Findings pour tirer ses conclusions.
Présence a pu consulter ce document daté de septembre. Bien qu’il ait pu être soumis à des changements ultérieurs, il apporte un éclairage important sur la nature des tensions au sujet des partenaires de DP. On y voit que les allégations de Findings sont présentées dans une colonne à gauche, et les réponses de DP vis-à-vis dans une colonne à droite. Cette comparaison permet de voir que le document préparé par le personnel de la CECC s’appuie essentiellement sur des recherches Web effectuées à l’aide de mots clés. L’accent est notamment mis sur tout ce qui touche à la «santé reproductive des femmes», à «l’avortement» et au «féminisme». Jamais on ne semble avoir cherché à entrer directement en contact avec les partenaires pour obtenir des précisions, ou mener une enquête sur le terrain. À plusieurs reprises au long des 290 pages, DP ne cache pas son exaspération dans les réponses qu’il fournit aux affirmations de Findings, qu’il n’hésite pas à tailler en pièces.
Allégations non fondées pour 47 des 52 partenaires
Le document de DP se penche sur le bien-fondé des allégations et conclusions du document de la CECC. Il soutient que «pour 47 des 52 partenaires mis en cause par Findings, les conclusions de ce document ne sont pas fondées». Il convient que pour quatre partenaires, «un ou deux éléments précis soulevés par Findings nous emmènent à effectuer une vérification ultérieure».
Les 52 partenaires mentionnés se trouvent en…
Amérique latine : 25
Asie : 15
Afrique : 7
Moyen-Orient : 2
Caraïbes : 1
Europe : 1
Océanie : 1
Les pays les plus touchés sont la Colombie (6) et le Brésil (7). Nous ne mentionnons dans ce texte que certains d’entre eux pour des raisons de sécurité. DP soutient dans son document qu’il lui a fallu un total de neuf semaines pour répondre aux allégations de Findings.
Le membre canadien de Caritas Internationalis reconnait qu’un seul des 52 partenaires mis en cause par Findings «appuie formellement l’accès à l’avortement»: le Women Advocates Research and Documentation Centre (WARDC), au Nigeria. Il s’agit d’un centre de documentation. Il dit ceci:
«La majorité des faits invoqués par Findings ne sont pas pertinents. Deux seulement sont pertinents: les deux mémoires conjoints avec le CRR [ndlr: Centre for Reproductive Rights]», écrit DP. C’est le fait que ces mémoires aient été signés par la directrice du WARDC qui pose problème aux yeux de Findings et de DP.
Une lecture détaillée du document révèle à la fois le climat de tension dans les relations entre la CECC et DP et les méthodes parfois approximatives déployées par Findings pour remettre en cause certains partenaires de l’organisme.
Quand la CECC s’appuie sur LifeSiteNews
C’est notamment le cas lorsque Findings s’en prend à Fanm Deside (prononcer «femmes décidées»), une organisation de femmes fondée par des religieuses québécoises – les Sœurs de l’Institut Notre-Dame-du-Bon-Conseil – à Jacmel, dans le sud-est d’Haïti. L’organisme s’occupe particulièrement de venir en aide aux femmes violentées.
«Un reportage de 2009 de LifeSiteNews sur Fanm Deside indique qu’à cette époque, fanmdeside.org contenait un fichier Power Point décrivant les activités du groupe, avec un événement le 17 septembre 2009 sur ‘la dépénalisation de l’avortement’», indique Findings, qui ajoute que «malheureusement», ce fichier a disparu.
La réponse de DP est sans appel: «Il est difficile de comprendre pourquoi le personnel de la CECC s’appuie sur une source d’informations aussi peu fiable et trompeuse que LSN [ndlr: LifeSiteNews]. Maintes et maintes fois au cours des dernières années, leurs allégations et accusations se sont révélées inexactes et malveillantes. Étant donné que le fichier .ppt [ndlr: Power Point] n’existe plus ou n’est pas du tout accessible, et donc que son contenu n’a pas pu être vérifié, la présentation de ce type d’informations en s’appuyant sur une source aussi peu fiable n’est pas professionnelle. Vraiment difficile à comprendre.»
Puis, DP enchaîne en déplorant ce qu’il qualifie d’«acharnement» contre Fanm Deside: «Leur évêque n’a que des éloges pour elles. Ce sont des femmes pauvres qui font un travail exceptionnel, avec des moyens très limités, dans une partie très pauvre d’Haïti, pour les plus pauvres des femmes pauvres du pays. Elles ont besoin de notre soutien, pas de notre condamnation!!!»
Les allégations énoncées dans la colonne de Findings s’appuient à plusieurs reprises sur des textes publiés par des lobbies ou des blogues, tels LifeSiteNews ou The Catholic Legate – un blogue canadien qui n’existe plus mais qui s’en était souvent pris à DP au fil des années – pour remettre en cause certains partenaires. LifeSiteNews s’en prend aussi à DP depuis des années. Au début de la décennie, ses allégations avaient conduit la CECC à envoyer deux évêques canadiens enquêter au Mexique. Ils avaient conclu que les allégations n’étaient pas fondées.
Dans d’autres cas, certaines conclusions sont tirées d’extraits de textes qui ont fait l’objet de traductions automatiques effectuées à l’aide de Google Translate.
De manière générale, le document de DP reproche à Findings de mal comprendre les extraits cités, ou d’assimiler la présence d’une affirmation qui semble contraire à la doctrine catholique à une position officielle de l’organisme en question. Il déplore ainsi les courts-circuits sémantiques de Findings. «La simple expression ‘santé sexuelle et reproductive’ n’implique pas de soi des concepts et des pratiques contraires aux principes moraux de l’Église catholique», écrit DP au sujet d’une critique visant le Comité catholique contre la faim et pour le développement (CCFD), connu aussi sous le nom CCFD-Terre Solidaire, un organisme confessionnel lié à l’Église de France.
Un organisme catholique français pas assez catholique?
Le passage concernant le CCFD est d’ailleurs surréaliste, alors que Findings soutient que l’organisation française «ne semble pas avoir de surveillance épiscopale». «C’est inexact», rétorque DP. En octobre 2017, le Conseil permanent de la Conférence des évêques de France a effectivement nommé Mgr Michel Dubost, évêque accompagnateur.
Findings s’inquiète également de repérer sur un blogue lié au CCFD des termes tels que «droits reproductifs» des femmes et «féminisme». Les allégations prennent une allure ubuesque lorsque Findings conclut ainsi: «Il semble que le CCFD ne soit pas une organisation particulièrement catholique, et il est évident par ses actions qu’il n’a pas de politique pro-vie mais présuppose et publie plutôt des points de vue sur la sexualité et l’avortement contraires à l’enseignement social catholique.»
La réplique de DP est cinglante: «Oser affirmer que le CCFD ‘is not a particularly Catholic organization’ manifeste soit une profonde méconnaissance du CCFD, soit un parti-pris outrancier contre l’organisme. Aucun des faits rapportés, et mal interprétés, n’appuie la conclusion de Findings que le CCFD aurait des positions contraires aux enseignements sociaux de l’Église.»
Par endroits, DP remet en question la présence même de certains partenaires sur cette liste. C’est le cas du Centre Jeunes Kamenge (CJK), fondé en 1990 par les Missionnaires Xavériens à la demande de l’évêque de Bujumbura, au Burundi. Le CJK se consacre au vivre-ensemble et s’intéresse à des thèmes tels que la paix, la lutte contre le SIDA et l’alphabétisation.
Findings semble lui reprocher d’avoir organisé en 2013 un événement avec le Fonds des Nations unies pour la population à l’occasion de la Journée mondiale de la population, dont le thème était «De la petite fille à la femme: répondre aux besoins des adolescentes en matière de santé sexuelle et procréative». DP répond en indiquant que le CJK était tout désigné pour un tel événement, car il rejoignait à l’époque plus de 20 000 jeunes. Ce serait aujourd’hui plus du double.
«Dans ces programmes et activités de CJK, Findings n’a rien trouvé de contraire aux valeurs et principes éthiques de l’Église catholique», fait remarquer DP, ajoutant que «ce partenaire n’aurait pas dû se retrouver dans Findings».
Mais il y est. Et il sera touché par le moratoire décrété par DP en ce qui concerne l’acheminement d’un soutien financier au même titre que tous les autres. Tout comme la Commission pastorale de la Terre (CPT), liée aux évêques brésiliens, qui se trouve également parmi les 52 partenaires visés.
Pour certains partenaires, DP a pu obtenir une lettre de soutien. Ainsi, l’organisme canadien a ajouté une lettre datée du 2 août 2018 écrite par Mgr Pierre Jubinville, un homme originaire de Gatineau, évêque de San Pedro au Paraguay depuis 2013. Ce dernier y signifie son appui pour Servicio Justicia y Paz (SERPAJ).
«[SERPAJ] ne participe a aucune campagne en faveur de l’avortement ou d’autres actes moraux qui vont à l’encontre de la doctrine de l’Église catholique», assure le prélat dans sa lettre en espagnol. Findings estimait pourtant «qu’il n’y a aucun doute que SERPAJ promeut l’usage de contraceptifs chez les adolescents et soutien un plus grand accès à l’avortement au Paraguay».
Ici encore, c’est la recherche effectuée sur le Web par un employé de la CECC qui prime in fine sur la parole de l’évêque local, même d’origine canadienne.
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