À pied, aidé par un âne, passant ses nuits à la belle étoile ou dans des auberges confortables, il existe de nombreuses façons de pèleriner sur le chemin de Compostelle. En 2021, prochaine année jacquaire, il sera possible de s’y rendre en croisière. Un pèlerinage sans effort a-t-il pour autant un sens ?
Le projet est né en septembre 2017, lors de la messe des compagnies de croisières: le salon Seatrade Europe d’Hambourg. Au milieu de l’effervescence du plus grand port de commerce allemand et des odeurs vanillées du Kaffee-Käsekuchen (le cheesecake local), les représentants du port de Pasaia soumettent l’idée au port d’Avilés et de Vilagarcía de Arousa. Un an après, les trois ports présentent la Croisière Chemin de Saint-Jacques de Compostelle à la Seatrade Cruise Med de Lisbonne. Quatre croisiéristes étudient depuis la mise en place d’un tel trajet : le français Ponant, le monégasque SilverSea et les norvégiens Seadream et Fred Olsen. «Nous souhaitons que cette croisière appareille en 2021, la prochaine année jacquaire», explique Maite Cruzado, directrice du pôle touristique de la Diputación foral de Gipuzkoa. En effet, la possibilité d’obtenir une indulgence plénière pour leurs péchés devrait attirer de très nombreux pèlerins.
La luxueuse côte Cantabrique
En tout, 400 miles nautiques séparent le port de Pasaia, dans la baie de San Sebastián, au Pays Basque, à celui de Vilagarcía de Arousa, dans la région de Pontevedra, en Galice. La croisière longera la côte Cantabrique, suivant la totalité du Camino del Norte, un itinéraire secondaire émaillé d’innombrables trésors naturels et historiques. En effet, les trois arrêts prévus ne manquent pas d’attraits. Le port de Pasaia met tout d’abord en avant la gastronomie de San Sebastián, mondialement reconnue pour ses pintxos, ses étoilés Michelin et ses féconds marchés. Mais le Pays basque a bien d’autres atouts: des expéditions sont proposées à Biarritz, Hondarribia ainsi que dans la métropole voisine, Bilbao, et son musée Guggenheim. Le navire fera ensuite escale le long du quai de San Agustin d’Avilés, dans les Asturies. «En descendant de la passerelle, les visiteurs tomberont nez à nez avec le centre Niemeyer», se réjouit Elvira Fernández, chef de la Division commerciale et des relations institutionnelles du port d’Avilés. «Nous proposons une visite de la spectaculaire cathédrale gothique d’Oviedo, situé sur le Camino primitivo de Saint-Jacques.» La croisière vante également la diversité naturelle unique des Asturies, où les montagnes luxuriantes des Picos de Europa se jettent dans l’océan, bordé de plages sublimes. Une visite est aussi proposée pour déguster les fromages artisanaux et le cidre aérien, la spécialité de la région. Enfin, Vilagarcía de Arousa, la dernière étape, se situe à seulement cinquante kilomètres de Saint-Jacques de Compostelle. C’est ici que le corps de l’apôtre serait arrivé en Galice par la mer depuis Jérusalem. «La croisière se termine ainsi à l’origine de tous les chemins de Santiago. Les pèlerins peuvent remonter la rivière Ulla jusqu’aux reliques grâce à des navires fluviaux», promeut Maite Cruzado.
Au-delà de l’offre de visites, les contours du projet ont été dessinés par la topographie des ports. Les trois enclaves n’ont pas la capacité d’accueillir de grands paquebots. «Seuls des navires de petites tailles peuvent s’amarrer. Et dans la plupart des cas, ils correspondent à une offre haute gamme. Elle s’adresse à des personnes plutôt âgées, avec un niveau de vie aisé qui recherchent des lieux tranquilles, appréciant la culture, l’art et la spiritualité.»
Un pèlerinage sans effort a-t-il un sens ?
Au IXe siècle, de nombreux pèlerinages s’effectuaient en bateau. Les pèlerins partaient d’Angleterre, d’Irlande ou des Flandres pour rejoindre la Galice. «À l’époque, le seul but était de rejoindre le lieu saint, d’entreprendre ce trajet dans la dévotion. S’il y avait des avions, ils les auraient pris! Ce n’est que depuis les années 1990 que le cheminement est devenu essentiel. Il y a toujours eu des marcheurs mais ils n’étaient que quelques centaines à la fin des années 1980», retrace Éric Laliberté, auteur du blogue Bottes et vélo, le pèlerin dans tous ses états, qui achève un doctorat à l’Université Laval sur les fondements du processus de pèlerin. Il explique tout d’abord ce succès par le classement du Camino Frances au Patrimoine mondiale de l’Unesco en 1993, mais également à l’aura d’ouvrages comme Le Pèlerin de Compostelle, de Paolo Coelho (1987) ou Mon chemin de Compostelle, de l’actrice américaine Shirley Maclaine, publié en 2003.
Stéphane Morali, 42 ans, a parcouru le chemin divin en 2013, 2016 et s’apprête à repartir. «Marcher offre le bon rythme pour réfléchir. Il me paraît difficile de cheminer intérieurement sans cheminement extérieur. Il faut peler un peu, s’ôter des couches de soi-même. Pour ça, il faut sortir de son confort. Une croisière, c’est trop agréable. Bien sûr, la contemplation de la mer peut apporter un bien-être spirituel mais cela ressemble plus à une retraite.»
Le Centre La Tienda, spécialisé dans l’accompagnement des pèlerins, proposera en 2019 un trajet similaire en voilier 3 mâts. Anne St-Hilaire, la fondatrice de l’entreprise montréalaise, a tenu à ce que le trajet en mer soit suivi d’une randonnée. «Il faut activer la sérotonine pour favoriser l’introspection.» Les participants chemineront donc de Compostelle jusqu’au cap Finistère, et marcherons ensuite jusqu’à Muxía.
Maite Cruzado affirme qu’une négociation est en cours pour que les croisiéristes obtiennent la fameuse Compostela. Le credential stipule que celle-ci peut être remise à tous pèlerins qui arrivent au tombeau de l’Apôtre après avoir effectué 100 miles nautiques ainsi que les derniers kilomètres à pied. Il n’est pas précisé combien. «Entre Vilagarcía de Arousa et Santiago, il y a 50 kilomètres. C’est trop peu selon moi pour prétendre être gratifié de la Compostela. Normalement, il faut marcher au moins 100 kilomètres. D’ailleurs, certaines associations voudraient que le minimum soit de 300 kilomètres pour dissuader la course au diplôme qui s’opère sur la fin du parcours», raconte Éric Laliberté. Il dénonce cependant le dogme autour du terme de pèlerin. «On veut contraindre le mot alors que les expériences sont multiples.» Selon Stéphane Morali, «Compostelle est avant tout un gros travail sur l’égo. C’est malsain d’attendre une reconnaissance, même si j’étais bien content d’avoir mon bout de papier.»
Une mer de promesses
Pour François Delay, 61 ans, pèlerin en 2011, le chemin est depuis longtemps devenu un produit touristique. «Rançon du succès, dans sa partie espagnole très fréquentée, il n’offre plus au pèlerin la méditation solitaire qui l’aidera à découvrir en lui-même l’homme (ou la femme) authentique qu’il avait oublié dans les tracas de la vie moderne. À l’image d’une croisière, il est perdu dans la foule de ses semblables. Les ports de la côte auraient tort de laisser aux hôteliers et restaurateurs les bénéfices générés par des pèlerins du monde entier. Cette croisière est un signe de leur dynamisme touristique.»
Que la croisière soit considérée ou non comme un pèlerinage, la formule économique est en tout cas prometteuse. La meilleure illustration n’est autre que la croissance record de l’industrie des croisières en 2017: +2,5% en Europe et +6,4% en Espagne par rapport à 2016, selon la CLIA (Association internationale des compagnies de croisière).
Quant aux marcheurs, ils sont chaque année plus nombreux: en 2018, déjà 200 000 pèlerins se sont présentés devant la cathédrale, une hausse de 20 % par rapport à l’année passée. Les infrastructures permettent désormais de se restaurer et se reposer lors de points d’étapes fréquents. «Qui croit encore à la conception d’un pèlerinage vécu comme un exploit ou une punition, dans la souffrance et le repentir, ainsi que ce fut le cas bien souvent au Moyen Âge?» questionne François Delay. «Désormais, même les plus réticents à l’effort se lancent dans l’aventure. Dans notre société de consommation, nous vivons une quête infinie du confort. Le chemin de Saint-Jacques est à son image.»
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