Aux États-Unis, la proposition du républicain Donald Trump de bloquer les frontières américaines aux musulmans soulève un tollé d’indignation, alors que le richissime aspirant à la Maison Blanche est taxé d’islamophobie.
Mais en amont de ces déclarations incendiaires se pose la question des racines de l’islamophobie en Occident.
Or, pour contrecarrer l’islamophobie, il faut d’abord la débusquer. L’une des grandes spécialistes canadiennes de cette question s’intéresse justement au contexte qui permet à ce sentiment anti-islam de se frayer un chemin dans le discours ambiant.
Le regard perçant, la langue affutée, Denise Helly donnait le 3 décembre une conférence à l’Université Laval portant sur l’islamophobie. Cette professeure à l’Institut national de la recherche scientifique au Centre Urbanisation Culture Société figure parmi les pionnières dans l’étude de l’immigration au Québec.
En moins d’une heure, elle présente de manière systématique l’islamophobie comme une pièce en trois actes, identifiant les liens entre les manières de penser, les contextes sociologiques et les acteurs qui, combinés, lui permettent d’être répercutée dans l’espace public.
Schèmes de pensée
La professeure rappelle que tout le monde a son idée sur l’islamophobie. Si certains nient son existence et la présentent comme une manière de museler les critiques possibles à l’endroit de l’islam, d’autres admettent son existence, mais l’estiment «justifiée et légitime» car ils jugent que cette religion est «archaïque et inapte à la modernité» et que c’est aux sociétés musulmanes de la réformer.
Mais ce qui intéresse particulièrement l’anthropologue Denise Helly, ce sont les schèmes de pensée qui donnent vie à l’idée et qui permettent aux gens de la situer dans leur vie.
Elle note d’abord qu’il y a cette idée selon laquelle l’Occident serait fondamentalement raciste et que l’islamophobie serait simplement la nouvelle forme d’une manière de penser ancienne profondément ancrée.
Elle croit en contrepartie qu’il existe un schème de pensée plus «puissant» pour situer l’islamophobie, c’est celui de la «difficulté» du libéralisme politique à penser la religion. «Ce qu’il y a de nouveau dans l’islamophobie par rapport aux autres formes d’ostracisme des minorités, c’est que tous les mouvements de gauche [y] adhèrent», remarque-t-elle. Une réalité qui la rend «plus prégnante, plus répandue et beaucoup plus dangereuse». Ce schème est alimenté en partie par cette vieille idée en Occident selon laquelle la religion serait un «archaïsme». «Au Québec et dans les sociétés catholiques, l’accusation portée contre la religion d’être un archaïsme intellectuel est très, très forte.»
À cela s’ajoute le schème de la rationalité, une «grande prétention en Occident» voulant que nous soyons tous menés par une pensée rationnelle. Ainsi, selon ce schème de pensée répandu, la piété serait «irrationnelle», voire «antimoderne».
De ce schème découle celui du nécessaire refoulement de la religion par l’État, idée promue par les cercles les plus laïcistes.
«Je suis profondément athée, confie la spécialiste. Je suis incapable de croire en quoi que ce soit.» Elle rappelle que le libéralisme politique lui permet cette liberté de croyance. «Pour avoir le droit d’être athée, je dois respecter ceux qui croient», dit-elle, précisant que ce contrat politique de base s’appuie sur la réciprocité.
Dans la mesure où la religion serait un archaïsme irrationnel appelé à disparaître, ce schème va plus loin en affirmant que l’État doit contribuer à cette disparition.
La professeure identifie enfin un dernier schème, l’idée que la société civile doive se séculariser. «C’est tout le débat sur les signes religieux dans la sphère publique», explique l’experte.
«Tous ces schèmes de la rationalité, du refoulement de la religion par l’État, de la sécularisation absolument nécessaire et inévitable puisque nous sommes sur un axe de progrès perpétuel antireligieux sont complètement mis en cause par la réalité historique, puisqu’on a une permanence des croyances religieuses», soutient-elle.
Les activateurs
Dans l’histoire occidentale récente, ces schèmes s’inscrivent dans une mouvance de changement des formes de pratique religieuse et changement culturel et de changement des mœurs extrêmement important, surtout à partir des décennies 1950 et 1960. Elle rappelle que les grands mouvements sociaux de droits des minorités se sont butés et se butent encore à des tentatives d’endiguement de la part de l’establishment blanc.
«Même si on est contre des changements, ce n’est pas une raison pour ostraciser la religion», commente-t-elle.
«Quand vous écoutez un [Donald] Trump, c’est un discours des années 50-60», laisse-t-elle tomber, qualifiant avec dégoût ses positions comme étant «racistes».
«Maintenant, pourquoi ces schèmes de pensée sont-ils activés actuellement?»
Denise Helly évoque alors quelques activateurs sociaux de ces schèmes. Elle commence par les inégalités sociales croissantes, puis rappelle l’évolution du contexte géopolitique et la disparition d’une certaine stabilité associée à la Guerre froide.
La chercheure souligne par ailleurs les mouvements de revendication des droits par des minorités, souvent ethniques ou sexuelles. «On est dans une espèce de lutte pour les droits de minorités, et je pense que là-dessus, il y a une énorme opposition à ce mouvement-là», fait-elle valoir, précisant que les musulmans sont perçus comme la nouvelle figure de l’immigration et qu’ils sont en ce sens le nouveau visage d’une certaine minorité.
Ces activateurs, conclut-elle, sont très souvent actionnés par des individus qui se posent en fabricants de discours et qui sont dans certains cas des «entrepreneurs de l’islamophobie».
Ainsi, l’islamophobie en Occident prendrait forme dans la rencontre de ces schèmes de pensée, des contextes sociologiques qui les activent et des acteurs qui les répercutent.
Photo sous licence Creative Commons (CC BY-NC-SA 2.0), d’après l’œuvre de Jared Rodriguez.