Avec la montée de crimes haineux au pays, plusieurs voix réclament une réforme du système de justice canadien pour améliorer la lutte contre les discours et les crimes motivés par la haine à l’égard de la race ou de la religion. Mais avec des élections fédérales anticipées, le projet de loi à cet effet vient de mourir au feuilleton. Si bien qu’il est à se demander quand une telle réforme pourra-t-elle se concrétiser.
Un record de 2669 crimes motivés par la haine a été déclaré au pays en 2020. Mais le nombre réel pourrait être beaucoup plus élevé, puisque la plupart des victimes ne portent pas plainte ou n’entament pas de poursuite judiciaire. Les victimes craignant le profilage racial n’ont pas confiance dans les services de police, d’autres croient qu’il est inutile — voire néfaste pour leur sécurité — d’entamer des démarches, signale Fo Niemi, directeur général du Centre de recherche-action sur les relations raciales (CRARR).
Pour plusieurs acteurs travaillant contre la discrimination raciale et religieuse, une partie du problème est liée au système de justice canadien, qu’ils ne jugent pas suffisamment outillé pour lutter contre ce type de crimes.
« Il n’y a pas de définition spécifique de crime haineux dans le Code criminel en tant qu’offense », observent Javeed Sukhera et Ahmad Attia, présidents des services de police de London et de Peel en Ontario, dans un article du Globe and Mail paru en anglais en juin dernier. « Si les crimes haineux sont difficiles à poursuivre et n’entraînent que des chances minimales de condamnation, cela envoie le mauvais message », opinent-ils.
Mohammed Hashim, directeur de la Fondation canadienne des relations raciales, est du même avis. « Je crois qu’on a besoin de beaucoup d’améliorations pour lutter contre les crimes haineux, que ce soit avec les discours haineux en ligne ou le soutien des victimes, » dit-il. « On doit s’assurer que, lorsque les gens dénoncent des crimes haineux, les mécanismes pour le faire soient facilités et que la police soit entraînée correctement, afin que cela mène à plus de poursuites. Pour l’instant, ce n’est pas suffisant. »
De son côté, le Conseil national des musulmans canadiens (CNMC) a proposé une série de recommandations auprès du gouvernement fédéral en marge des sommets nationaux sur l’islamophobie et sur l’antisémitisme organisés en juillet. Parmi celles-ci, le CNMC suggère une formation obligatoire des juges contre l’islamophobie, l’introduction de dispositions autonomes concernant les voies de fait motivées par la haine, et l’établissement d’unités de poursuite spécialisées dans les crimes haineux.
Selon le Code criminel, les crimes motivés par la haine doivent être considérés comme ayant une circonstance aggravante aux fins de la détermination de la peine, informe par courriel Melissa Gruber, porte-parole du ministère de la Justice. Les poursuites criminelles, quant à elles, relèvent des procureurs généraux des provinces. « Le projet de loi C-36 sur les discours et les crimes haineux qui a été déposé le 23 juin 2021 proposait de modifier le Code criminel afin d’y ajouter une définition de « haine » aux fins des infractions de propagande haineuse existantes », écrit Mme Gruber. Le projet de loi prévoyait aussi un possible engagement de ceux commettant une infraction en lien avec la propagande ou les crimes haineux à ne pas troubler l’ordre public pendant un an.
« Avec la dissolution du parlement [avec les élections anticipées], tous les projets de loi comme celui-ci sont devenus caduques », explique toutefois Hugo Cyr, professeur de droit constitutionnel à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). Le projet de loi devrait être redéposé pour être examiné ; auquel cas, une adoption éventuelle de la loi dépendra de la composition du nouveau parlement, observe l’expert.
La discrimination systémique au sein du système
« Le système canadien de justice pénale doit être non seulement réformé, mais entièrement restructuré, » écrivent les auteurs du rapport Repenser le système canadien de justice pénale de l’Institut de recherche en politiques publiques (IRPP) publié en 2018 dans ce cadre de larges consultations menées par le ministère de la Justice. « Le système cible de façon disproportionnée des citoyens issus de certains groupes démographiques et est mal conçu pour composer avec leur réalité́ et leurs besoins, » poursuivent les auteurs en désignant du doigt la discrimination systémique au sein des rouages du système judiciaire. Ainsi, le jour où les minorités plus vulnérables feront davantage confiance au système judiciaire et verront des dénonciations mener à des poursuites, l’imputabilité des actes haineux augmentera.
Depuis 2018, le professeur Cyr observe une certaine volonté du gouvernement fédéral de diversifier la magistrature et de sensibiliser diverses instances, dont les services de police. Selon lui, le moment est propice pour l’adoption de réformes dans la lutte contre les discours et crimes haineux. « Pendant longtemps, on disait: « Il faut laisser la liberté d’expression maximale », » observe-t-il, en se référant notamment aux années du gouvernement conservateur de Stephen Harper. « Là, on voit un retour du balancier. On voit qu’il y a une nécessité de protéger des communautés qui peuvent être plus vulnérables à la propagande haineuse, d’autant plus qu’on a vu les conséquences concrètes de personnes qui ont été attaquées sur la base de leur religion, tout comme l’influence des réseaux sociaux dans la motivation de ces gens-là [agresseurs]. »